Albert Einstein aurait un jour défini la folie comme « faire toujours la même chose et s’attendre à un résultat différent ». Même apocryphe, la maxime s’applique parfaitement dans l’Israël de 2020, où l’on s’apprête à voter pour la troisième fois en un an. Avec, à peu de chose près, les mêmes listes et têtes d’affiche. Et au bout, sans doute, le même blocage.
« Bibis repetita » : faut-il reconduire Benyamin Nétanyahou, recordman de longévité et justiciable inquiété, pour un nouveau mandat, alors que son procès pour fraude, corruption et abus de confiance doit s’ouvrir le 17 mars, soit deux semaines après le scrutin, comme on l’a appris mardi ? L’alternative étant l’ex-général Benny Gantz, qui a considérablement droitisé son discours et ne se distingue plus de Nétanyahou que sur le style, moins populiste.
Prenant en compte l’épuisement de l’électorat coincé dans ce tunnel politique, les candidats ont amorcé leur campagne à seulement quinze jours de l’échéance. Nétanyahou parcourt le pays. Le septuagénaire peut enchaîner deux meetings par soirée dans des villes acquises à sa cause. Le Premier ministre s’est fixé un objectif : ramener les 300 000 brebis égarées qui manquent à son bloc nationaliste religieux pour sortir de l’impasse. Alors, aucune communauté n’est négligée. Religieux, colons, juifs éthiopiens… Y compris les Israéliens francophones, qui ont eu droit à un meeting dédié dimanche à Jérusalem.
« Le Likoud, c’est la maison des francophones »
Que pèse cette communauté ? 350 000 voix, clame Haïm Messika, porte-parole francophone du Likoud, qui doit sûrement compter les vieux Israéliens d’origine marocaine, dont la pratique du français s’est rouillée et dont les enfants se sont fondus dans la masse des mizrahim, les Juifs orientaux. Plutôt autour 75 000, soit les chiffres de l’alyah (la « montée » en Terre sainte) des Français depuis les années 1990. Dans les villes côtières où ces olims (nouveaux immigrants) se regroupent, de Netanya à Ashdod, force est de constater qu’ils penchent très à droite.
« Le Likoud, c’est la maison des francophones », sourit Messika. Avant de souligner que rien n’est jamais acquis, d’où ce meeting aux petits oignons. « Le problème, c’est qu’ils ne votent pas assez en bloc, comme les Russes, se désole-t-il. C’est pourtant la seule façon de peser. Quelque part, ils ont gardé la mentalité individualiste française. »
Sous la pluie, 300 personnes patientent. Nétanyahou est en retard, comme toujours. Beaucoup de kippas sous les capuches, quelques youyous. Dans le Petit Hebdo en français distribué gratuitement, entre analyses géopolitiques et chroniques rabbiniques, on se revendique la « génération derbouka », fiers d’être séfarades. Réplique à la bourde d’un député du parti Bleu-Blanc de Gantz qui, dans une interview, a semblé regretter le temps où les nouveaux arrivants étaient plus « concerts viennois » que percussions arabes.
« Ce deal, c’est bidon »
Trentenaire, David Marcello penche d’ordinaire pour le parti Shas, qui représente les ultra-orthodoxes séfarades, solides alliés de Nétanyahou. Mais cette fois, il votera « Bibi direct, pour qu’il passe. Marre de ces élections à répétition, c’est pas très carré comme système… » Daphné Atchlel, « artiste-peintre », les cheveux dans un turban, ne doute pas que Nétanyahou sortira blanchi de son procès. « C’est de la rigolade. Et puis, même s’il a récupéré quelques bouteilles de champagne, Gantz a piqué 50 millions de shekels ! » Référence aux accusations, peu fondées, lancées par Nétanyahou contre l’ex-général, au sujet d’un appel d’offres remportée par sa société de cybersécurité.
Angela Tobelem, 25 ans, a reçu sa carte d’identité israélienne, et le droit de vote qui va avec, il y a tout juste un mois. Elle « n’a pas d’info sur Gantz », mais sait que « Bibi a beaucoup fait pour Israël ». Albert Amanou, affable manutentionnaire en doudoune, raconte son parcours de « Juif du Kippour » (c’est-à-dire qui pratique une fois par an) de banlieue parisienne à homme pieux. Puis conclut : « Le rabbin des Loubavitch a dit un jour que c’est Bibi qui passerait le flambeau au Messie… »
Le meeting sera à huis clos, la presse française refoulée, et condamnée à regarder le show Nétanyahou sur son « live » Facebook. Sous les vivats et les « je t’aime », le Premier ministre lance dans la langue de Molière : « Mes chers frères, mes chères sœurs, vous êtes attachés à la terre d’Israël, au peuple d’Israël, à la Torah d’Israël ! » De retour en hébreu, il déroule ses classiques, du « terrorisme islamiste » à antisémitisme en France. Jusqu’à son tube du moment : le « deal du siècle », préparé main dans la main avec le président américain, Donald Trump, qui prévoit l’annexion des colonies de Cisjordanie occupée et de la vallée du Jourdain. « Je crois que c’est un plan qui est pas mal… Qu’en pensez-vous ? » Petite standing-ovation. Un Etat palestinien, même croupion, c’est encore trop pour certains. « Ce deal, c’est bidon, balaie Amanou. Dieu a donné cette terre aux Juifs. Le peuple palestinien, c’est un truc inventé par les Russes… »
« C’est pas l’âme juive, ça ! »
Le lendemain, à Tel-Aviv, c’est au tour de Benny Gantz d’essayer de séduire les olims dans une séance de questions-réponses façon keynote en anglais. A l’entrée, prospectus en français et casques pour la traduction simultanée sont distribués. Lumières tamisées, presse choyée. Yonathan Alexandre, un bénévole d’origine belge, a fait son alyah il y a un an. « C’est la Terre promise ici, mais pas le paradis », résume ce start-uppeur à kippa, qui rêve d’un Israël « plus scandinave, où l’on n’aurait pas quatre ministres, dont le premier d’entre eux, qui attendent leurs procès ».
Linda Sarfati, psychiatre de 67 ans installée en Israël depuis moins d’un an, participe au premier meeting de sa vie. « Je suis en colère : une bande de corrompus a fait main basse sur ce pays pendant que les vieux en sont à faire les poubelles. C’est pas l’âme juive, ça ! Faut que Gantz fasse le ménage. » Comme la plupart des militants de Bleu-Blanc, cette native de Marseille ne parle qu’économie et social. Pas sécurité. « Avec trois généraux à la tête du parti, on ne va pas se faire tuer, hein. Bibi veut nous laver le cerveau en faisant croire que lui seul peut nous protéger. » Arié Betito, communicant, renchérit : « On veut vous faire croire que le Juif français, c’est le pro-Likoud. C’est juste ceux qui font le plus de bruit ! Il y a une majorité silencieuse… »
Sur scène, Gantz est flanqué de son numéro 2, l’ex-présentateur télé Yaïr Lapid, très à l’aise. Le duo promet du « changement ». Surtout sur le front social. Pour le reste, il faut plisser des yeux pour voir la différence avec le Likoud. Le plan Trump ? Gantz n’insulte pas l’avenir. « J’ai bien quelques remarques, mais en tant que package, c’est une vraie opportunité, une base solide… » Gaza ? Le militaire menace : « Ce sera le calme total : plus une balle, plus un ballon [explosif], plus une roquette. Ou alors, ce sera une opération décisive. » Mariage gay, féminicides, relations avec la diaspora juive américaine, service militaire imposé aux religieux et arabes… les questions s’enchaînent. Les réponses, positives autant qu’évasives, aussi. Difficile de faire de nouveaux convertis. « La capacité du peuple israélien à écouter après trois élections est quelque peu limitée… » reconnaît Lapid.