Après l’orgie législative, la droite israélienne aurait-elle la gueule de bois ? Jeudi, Moshe Kahlon, ministre des Finances et rouage centriste essentiel de la coalition, l’admettait sur les ondes : « La promulgation de la "loi de l’Etat-Nation" a été faite à la hâte, des erreurs ont été commises. Nous nous sommes trompés et nous devons corriger. »
Quel changement de ton, une semaine jour pour jour après le vote au bout de la nuit de cette « loi fondamentale », à valeur constitutionnelle, censée graver dans le marbre le caractère juif d’Israël tout en omettant de mentionner une seule fois la promesse démocratique originelle. Lors du propos liminaire de l’interminable plénière, Avi Dichter, le rapporteur du Likoud, le parti de Nétanyahou, avait alors lancé aux députés arabes : « Nous [les Juifs, ndlr] étions là avant vous, et nous serons toujours là après vous. »
Que s’est-il passé entre-temps ? Les responsables de la minorité druze (environ 10 % des Arabes israéliens) sont montés au créneau. Pour cette communauté arabophone établie dans le nord du pays et suivant les préceptes d’un courant hétérodoxe de l’Islam, généralement considérée comme la plus « loyale » des minorités en Israël – ils sont très présents dans les rangs de la police et l’armée –, la loi de l’Etat-Nation est insupportable. A l’instar des « Palestiniens de 1948 », comme se définit la minorité palestinienne qui vit à l’intérieur d’Israël, les Druzes considèrent que cette législation controversée fait d’eux des « citoyens de seconde zone ». Trois députés druzes réclament son « amendement » pour corriger cette impression.
Le ministre de l’Education, Naftali Bennett, influent leader des nationalistes religieux du Foyer juif, s’est prononcé en faveur d’une révision, même s’il militait jusqu’ici pour les clauses les plus discriminatoires de la loi. Le Premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a promis de recevoir les députés, mais n’imagine pas toucher au texte, qu’il a décrit comme un « moment charnière dans l’histoire du sionisme », s’inscrivant dans les pas de son fondateur, Theodor Herzl.
Uppercut constitutionnel
En soi, la polémique n’est qu’une première illustration des fractures causées ou réveillées par ce texte, un avant-goût de son impact sur les droits des minorités en Israël. Car cette loi fondamentale, qui réserve le « droit à l’autodétermination » aux seuls Juifs, rétrograde la langue arabe à un statut inférieur à l’hébreu et encourage au nom de « l’intérêt national » le développement de « communautés juives », servira désormais de base juridique aux magistrats de la Cour suprême pour trancher les affaires de discriminations individuelles et collectives. Reste à voir dans quelle mesure ce texte s’imposera face à la « loi fondamentale sur la dignité humaine et la liberté », adopté en 1992 et définissant Israël comme un « Etat juif et démocratique ».
En germe depuis une décennie, d’abord dans les rangs des centristes voulant répliquer aux ambitions nationalistes palestiniennes puis dans ceux de la droite identitaire, le texte a été repoussé maintes fois et expurgé à la dernière minute de ses articles les plus ouvertement liberticides, à la demande du président israélien Reuven Rivlin. Mais cet uppercut constitutionnel pour la gauche et les minorités a fini par advenir, au terme de la session estivale de la Knesset. Un point d’orgue pour l’ultra-droite – ou « une nuit honteuse », dixit Tamar Zandberg, cheffe de file du parti de gauche Meretz – venue conclure une semaine de pilonnage législatif de la coalition Nétanyahou.
Pour l’historien du sionisme Denis Charbit, le processus témoigne de « la grande habileté de la droite, et de Nétanyahou notamment. Présenter dans un premier temps des clauses insupportables, laissant ensuite penser, grâce à des interventions de figures tutélaires comme Rivlin suivies de petites corrections, qu’on a échappé au pire. Qu’on est face à quelque chose de raisonnable. Ce n’est pas faux, mais c’est aussi ça la "tactique du salami" [l’élimination progressive des contre-pouvoirs]. A chaque fois, on rajoute un petit truc ».
Une loi passée au forceps
Ainsi, le lundi 16 juillet, l’alliance de la droite et des partis religieux a voté un texte visant à limiter les interventions publiques des ONG critiquant l’armée (et plus spécifiquement les vétérans de Breaking the Silence). Le lendemain, la majorité a restreint l’accès des Palestiniens de Territoires occupés à la Cour suprême pour contester les expropriations dont ils sont victimes, tout en garantissant les mêmes droits juridiques aux colons qu’aux résidents israéliens. Une forme d’apartheid judiciaire, assumé par la ministre de la Justice qui défend une mesure « d’égalité » pour les colons, alors que plusieurs députés de gauche y voient un premier pas vers l’annexion de la Cisjordanie.
La Knesset a ensuite voté la légalisation de l’accès à la gestation pour autrui pour les « femmes célibataires » (c’est-à-dire les lesbiennes, dont le mariage n’est pas reconnu par le rabbinat) mais pas pour les hommes homosexuels, malgré les promesses de Nétanyahou. La volte-face du Premier ministre, acculé par les leaders religieux, a provoqué des rassemblements monstres dans plusieurs villes du pays, notamment à Tel-Aviv. Le même jour, tard dans la nuit, la coalition passait au forceps la loi sur l’Etat-Nation (62 voix contre 55, 2 abstentions), cimentant l’agenda illibéral de Nétanyahou, au moment même où celui-ci recevait en grande pompe son double européen Viktor Orbán.
Les condamnations et manifestations d’inquiétude n’ont pas manqué face à ce tour d’écrou identitaire, provenant d’interlocuteurs plus ou moins bien placés pour s’indigner. De l’Union européenne, dont l’ambassadeur a été convoqué par Nétanyahou et accusé d’ingérence dans les affaires intérieures du pays, à la Turquie, le président Recep Tayyip Erdogan qualifiant Israël d’Etat « le plus fasciste du monde », offrant au leader du Likoud un contre-feu bienvenu.
Pression populaire
A l’exception d’Israel Hayom, la gazette « pro-Bibi » financée par le magnat des casinos américains Sheldon Adelson, la presse israélienne s’est montréе très réservée, s’alarmant d’une succession de lois « regrettables et dangereuses », pour reprendre les termes du Jerusalem Post, plutôt à droite… Mais face à la pression populaire, le journal a renvoyé mercredi l’un de ses caricaturistes, qui avait dessiné Nétanyahou et ses alliés sous les traits de cochons, en référence à la maxime satirique de George Orwell dans la Ferme des animaux : « Tous les animaux sont égaux, mais certains le sont plus que les autres. »
En revanche, l’enthousiasme de Richard Spencer, leader de l’« alt-right » américaine connu pour son antisémitisme outrancier, n’est pas passé inaperçu. Sur Twitter, ce dernier a déclaré sa « grande admiration » pour la « loi Etat-Nation » : « Les Juifs, une fois de plus, sont à l’avant-garde, redéfinissant la politique et la souveraineté du futur et montrant le chemin aux Européens. » Pour Spencer, qui milite pour un « sionisme blanc », la législation israélienne offre un modèle de lutte contre « l’ordre social multiculturel ».
Pour Gideon Rahat, professeur de sciences politiques à l’Université hébraïque de Jérusalem et directeur de recherche à l’Israel Democracy Institute, la coalition au pouvoir voit « la démocratie comme le règne de la majorité, ce qui est une fausse interprétation. La démocratie, c’est la garantie des droits et libertés individuelles ». Nétanyahou ne s’en cache pas, lui qui a répondu aux adversaires de la « loi Etat-Nation » que « la majorité avait des droits elle aussi, et c’est elle qui dirige ». Rahat se désole du fait qu’aucun des articles de la déclaration d’Indépendance de 1948 n’ait été inclus dans la loi fondamentale. Le paragraphe 13 de ce texte fondateur promettait « une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ».