« C’est du fascisme. » Qui ose donc employer une expression aussi excessive pour qualifier l’état du débat public en Israël, si fier d’être la seule démocratie au Proche-Orient ? Après tout, le pluralisme y est respecté, le gouvernement tire sa légitimité des urnes, on peut y prononcer et entendre toutes les opinions, le pouvoir judiciaire borne régulièrement les ambitions de l’exécutif.
Un tel qualificatif trahit une puissante amertume. S’agit-il d’un responsable palestinien ? D’un militant associatif, cette « cinquième colonne » fantasmatique financée par l’étranger qui rongerait le pays, à en croire la droite ? Pas du tout. Ce jugement a été porté, mardi 29 mars, par l’un des plus célèbres journalistes du pays, Nahum Barnea.
L’éditorialiste chevronné du Yedioth Ahronoth revenait sur la tempête provoquée par l’exécution d’un Palestinien gisant à terre, d’une balle dans la tête, par un soldat franco-israélien, près d’Hébron (Cisjordanie), le 24 mars. En plein jour, en pleine rue, sans se soucier d’éventuels témoins.
Pessimisme généralisé
Un dérapage terrible ? Bien plus que cela : un révélateur de la façon dont l’occupation – et son coût humain, moral, politique, militaire – modifie fondamentalement Israël. Le ronge. L’intolérance envers les critiques – intérieures et extérieures – s’accompagne d’une tolérance accrue envers les écarts de conduite violents, dès lors qu’ils s’inscrivent dans la lutte sans fin contre la terreur, une toupie qui n’arrête jamais de tourner.
La recrudescence des attaques palestiniennes depuis octobre 2015, par couteau, par balles ou par voiture bélier, conforte cet état d’esprit. A cela s’ajoutent le pessimisme généralisé au sujet d’une résolution politique du conflit et la vénération de l’armée, charpente de la maison Israël.
« Les normes dans la société israélienne se sont considérablement dégradées depuis le début de l’actuelle vague de violences, écrit l’éditorialiste. La foire d’empoigne débridée sur les réseaux sociaux, combinée avec la démagogie foudroyante dans l’arène politique, a produit une tumeur maligne qui menace les organes les plus sensibles du corps. »
Comme d’autres, Nahum Barnea a noté un fait inédit : alors que l’exécution de l’agresseur palestinien ne fait guère de doute, illustrée par une vidéo, une mobilisation puissante a eu lieu dans les milieux nationalistes en faveur du soldat. D’autant plus puissante qu’on n’entend qu’elle. Ni l’opposition travailliste, à la dérive, ni d’autres forces politiques modérées ne semblent capables de proposer un discours alternatif, se réclamant de valeurs humanistes élémentaires.
Cette mobilisation s’appuie sur la chambre d’écho des réseaux sociaux, des élus locaux et d’une partie du gouvernement. Elle vise à transformer l’assassin en victime, en dénonçant le « tribunal médiatique » et en réclamant une solidarité sans faille avec « nos enfants » en première ligne dans la « guerre » contre l’ennemi palestinien.
On nie l’humanité de l’autre, tout en réclamant la présomption d’innocence pour les siens. On feint d’ignorer les règles d’engagement de l’armée, les notions d’usage proportionné de la force et de discernement. Dans ce contexte, l’état-major, à commencer par son chef, Gadi Eizenkot, est apparu comme le seul gardien de la loi, en déclenchant sans tarder une enquête disciplinaire.
Un climat d’intimidation
L’armée assure qu’elle n’a pas attendu la diffusion de la vidéo pour agir, interpeller le soldat et investiguer. Mais la séquence incontestable montrée par cette vidéo a joué un rôle décisif dans la célérité disciplinaire.
La réponse aux cas litigieux n’est pas toujours aussi limpide. Depuis octobre 2015, il y a eu plusieurs épisodes lors desquels des suspects ont été abattus ou blessés par balles, alors que la réalité du danger terroriste, ou sa gravité, n’était pas établie.
Fin octobre 2015, Amnesty International notait déjà que les forces armées « sont de plus en plus enclines à utiliser la force létale contre toute personne perçue comme une menace, sans s’assurer que la menace est réelle. » En janvier, la ministre suédoise des affaires étrangères, Margot Wallstrom, a osé réclamer une enquête internationale sur les exécutions extrajudiciaires. Elle a essuyé en retour un déluge de commentaires outragés, de la droite comme de la gauche israélienne.
Le plus inquiétant, depuis plusieurs mois, est la montée d’un climat d’intimidation contre toutes les voix critiques, qui défendent les droits des individus, israéliens ou palestiniens. Les organisations non gouvernementales dites de gauche subissent des attaques d’une violence inouïe, venant de plusieurs fronts, notamment officiels.
Petits calculs politiques
Le premier ministre porte une lourde responsabilité dans ce climat, qu’il encourage parfois, ou ne fait rien pour endiguer. Obsédé par le périmètre et la solidité de sa coalition, qui ne dispose que d’un siège d’avance à la Knesset, Benyamin Nétanyahou louvoie, envoie des signaux contradictoires, lâche la bride à ses alliés nationalistes religieux, plutôt que de risquer une implosion.
L’auteur de l’exécution à Hébron est un « remarquable soldat », a ainsi pu dire Naftali Bennett, le ministre de l’éducation. Avec opportunisme, le leader du parti extrémiste le Foyer juif attaque M. Nétanyahou sur son flanc sécuritaire, en lui reprochant de ne pas soutenir sans barguigner ses soldats, d’affaiblir leur moral.
A la Knesset, lundi 28 mars, le ministre de la défense, Moshe Yaalon, s’est emporté contre les petits calculs politiques de certains responsables : « Que voulez-vous, une armée bestiale sans colonne vertébrale morale ? » Sa question est adressée à une audience bien plus large que les 120 députés de la Knesset.