Nahalin, Cisjordanie
Du haut de sa ferme perchée sur une colline, Daoud Nassar peut voir le soleil se lever au-dessus de la Vallée du Jourdain et se coucher dans la Méditerranée, formant un arc consacrant l’ampleur du conflit de son peuple avec Israël.
Il peut aussi contempler ses voisins dont les demandes ont conduit son idyllique bout de terre de 40 hectares dans un pareil conflit.
Ce bout de terre, le seul à ces hauteurs dans cette partie de la Cisjordanie, est entouré de colonies juives en expansion continue et est convoité par celle qui est perchée sur la plus proche colline, à moins de 700 mètres de là.
Depuis près d’une génération, Nassar et sa famille n’ont pas fléchi, sans armes, et ce contre des colons armés qui ont bloqué les accès de la ferme, ont déraciné ses oliviers, ont tenté de détruire leurs propres routes au bulldozer, et abîmé un tracteur ainsi qu’un réservoir d’eau posé sur les toits.
La famille n’a pas donné suite aux appels anonymes de Juifs offrant des chèques en blanc contre son terrain, et a déjà dépensé 145.000 $ dans une bataille juridique sans fin pour conserver cette terre que le grand-père de Nassar, un Chrétien du Liban, avait achetée en 1916 alors qu’elle faisait partie de l’empire ottoman. Depuis plus de 90 ans, les Nassar ont travaillé la terre, faisant pousser des amandiers, des figuiers, des vignes, des oliviers, des pêchers et des grenadiers.
La lutte pour ces collines désolées, ces crêtes et ces vallées situées au sud et à l’est de Bethlehem, dans une région de 70 km2 où se trouve la ferme des Nassar, est emblématique du conflit israélo-palestinien qui dure depuis des dizaines d’années, et d’un conflit ancré sur la terre.
Pour ouvrir une brèche dans les pourparlers de paix qui ont repris ce mois-ci après une interruption de 7 années, le Premier ministre israélien Ehud Olmert a argué limiter les autorisations pour de nouvelles colonies en Cisjordanie. Mais il a dit aussi qu’il n’empêcherait pas " l’extension naturelle " des colonies telles que celles situées dans cette région, que les Juifs appellent le Gush Etzion, et sur une terre qu’Israël entend conserver dans le cadre d’un accord final de paix.
"Les Israéliens veulent toute cette région. Leur stratégie est de forcer le plus grand nombre d’entre nous à partir" dit Nassar, un homme de 37 ans à la mâchoire carrée sous une foison de cheveux noirs bouclés, et d’un naturel calme et confiant. "Mais nous devons les pousser à rester, en leur donnant le pouvoir de le faire".
La lutte pour ces 40 hectares de terre, qui représente un drame à la fois épique et tout personnel, a monopolisé toute la vie d’adulte de Nassar, et a atteint ce qui pourrait être sa phase ultime.
"C’est notre terre, et notre terre est comme notre mère" dit-il. "Je ne peux abandonner ni vendre ma mère".
De la colonie juive de Neve Daniel, Shaul Goldstein peut voir la ferme des Nassar au-delà de l’étroite vallée. Il arrête sa voiture sur une crête, où des ouvriers construisent des villas de pierre blanche à 500.000 $, avec des toits rouge et pentus, pour les nouveaux colons.
"Pour moi, Israël est un État juif qui va de la Méditerranée jusqu’à la Vallée du Jourdain", dit Goldstein, 48 ans, ingénieur en mécanique et vétéran des forces aériennes, et qui est le maire d’un ensemble de colonies formant le Conseil régional du Gush Etzion. "Les terres d’Israël sont réservées d’abord et avant tout pour ses citoyens juifs".
Goldstein, qui est de haute taille, est un habile et énergique défenseur du mouvement des colons, et l’un de ses leaders les plus modérés. Il met en avant ses "très bonnes relations" avec les travailleurs palestiniens de son entreprise de construction et la plupart de ses voisins palestiniens. Il dit qu’ils doivent être intégrés dans ce qu’il appelle la terre d’Israël.
Mais il se plaint du fait que ses initiatives en vue de coopérer avec les maires des villages palestiniens sur des questions telles que la sensibilisation aux tremblements de terre et au traitement de l’eau ont été repoussées par les autorités palestiniennes de Ramallah. Il décrit la bataille juridique des Nassar, qui bloque l’extension de la colonie, comme un exemple de cette position de rejet.
"Il est très difficile d’établir des relations civiles de co-existence avec des gens qui considèrent faire partie d’une société qui vous a déclaré la guerre" dit Goldstein.
Israël prétend avoir des droits sur cette partie de la Cisjordanie, car remontant au royaume biblique de David.
Une communauté juive y a vécu jusqu’à l’époque romaine, et y a été rétablie dans les années 1940 en tant que kibboutz de Kfar Etzion sur des terres achetées dans les années précédentes. Mais elles ont été reprises par la Légion arabe jordanienne aux tous derniers jours de la guerre d’indépendance d’Israël en 1948, lors d’une bataille à laquelle le père de Goldstein a participé.
La communauté s’est recréée en 1967, devenant la première des colonies sur des terres conquises sur la Jordanie lors de la guerre moyen-orientale de cette année-là, devenant un symbole du rêve sioniste de reconstituer l’Israël biblique.
Depuis, Israël a largement étendu son domaine de l’époque du kibboutz d’avant 1948, et ce en procédant à la confiscation des terres agricoles appartenant depuis longtemps à des Palestiniens et en les donnant aux colons juifs, ceci constituant une pratique dupliquée à travers toute la Cisjordanie.
Quoique cette pratique soit largement considérée comme une violation du droit international, elle est codifiée dans la loi israélienne. Une commission militaire sélectionne des terrains qu’elle convoite, et qu’elle juge n’appartenant à personne ou insuffisamment exploités, et qu’elle décrète "terre étatique". Tout Palestinien ayant une réclamation à effectuer dispose d’un délai de 45 jours pour émettre un recours auprès d’une cour militaire.
La plupart des familles de Cisjordanie ne disposent pas d’actes de propriété en bonne et due forme. En théorie, la loi israélienne leur permet de conserver les terres en zone rurale acquises sans titre de propriété avant 1967, sous réserve qu’elles soient cultivées. En pratique, selon des avocats israéliens et palestiniens, des terres avec titre de propriété et cultivées font souvent l’objet de confiscation.
"La charge de la preuve est toujours du ressort des Palestiniens" dit Sani Khoury, un avocat palestinien basé à Jérusalem et qui suit les dossiers de recours des détenteurs des terrains. "Ce sont les Israéliens qui mènent le jeu".
Les avocats disent que les Palestiniens découvrent souvent que leurs terres sont confisquées au moment de l’arrivée des équipes de bulldozers munies d’ordres militaires, accompagnées d’escortes de police, et qui commencent à nettoyer le terrain. Alors, il est déjà trop tard pour émettre un recours judiciaire.
Petit bout par petit bout, Israël prend le contrôle des fermes, des zones de pâtures, et des ressources aquifères, en vue d’étendre les colonies du Gush Etzion au profit d’une population en augmentation constante et qui totalise déjà plus de 55.000 personnes. Selon Taayush, une organisation basée à Tel-Aviv et qui prône la coopération entre Israéliens et Palestiniens, les 20.000 résidents palestiniens de cette zone ont déjà perdu un cinquième de leurs terres au profit des colonies, qui jouxtent de plus en plus près leurs terres au fil des jours.
Si les planificateurs israéliens atteignent leur objectif, la propriété des Nassar et les huit villages agricoles voisins, et les dix colonies juives au milieu d’eux, se retrouveront du côté "israélien" de la barrière en cours d’édification entre Israël et la Cisjordanie, les rendant de facto partie intégrante de l’État juif. Les dirigeants israéliens veulent annexer cette enclave, de façon formelle et dans le cadre de tout accord de paix qui concèderait la plus grande partie de la Cisjordanie à un État palestinien indépendant.
Ceci confinerait les Nassar et les villageois au sein d’une enclave principalement juive, en les coupant de Bethlehem, la ville cisjordanienne qui les fait vivre.
"Ils seraient coupés de leurs lieux de travail, de leurs écoles, de leurs services de santé, de leur familles au sens large, et bien sûr du reste de la Palestine" dit Ghiath Nassar, un avocat qui a contesté le tracé de la barrière pour le compte des villages palestiniens. "Je ne crois pas que ces petites communautés pourraient survivre longtemps".
En faisant visiter sa propriété — un endroit où on trouve ça et là des vignes, des arbres fruitiers, du bétail, et des caves aménagées dans le roc, tout autour d’une maison en forme de cône — Daoud Nassar se rappelle ce sentiment d’abattement lors de son premier jour au tribunal car étant sur le point de tout perdre.
En 1991, la commission militaire israélienne avait attribué à l’État israélien les trois-quarts de la ferme, arguant du fait qu’elle n’était ni une propriété privée ni cultivée de façon effective. La famille Nassar alla en justice en vue de contrecarrer cette décision, sur la base de titres de propriété datés et estampillés en 1924. Mais le juge militaire rejeta ce recours, en raison du caractère non probatoire d’un relevé topographique manuscrit.
Les titres de propriété avaient été reconnus au fil du temps par les gouvernants successifs turcs, puis britanniques, puis jordaniens. Et, jusqu’en1991, personne au sein du nouveau pouvoir juif n’avait contesté la situation.
"Je n’avais rien contre les Israéliens en tant que peuple, mais les voir venir ainsi de pays étrangers et essayer de nous prendre cette terre qui nous appartient depuis des générations, on finit par se sentir très frustré" dit Nassar, qui était un étudiant de 21 ans à l’Université de Bethlehem lorsque l’affaire vint en justice. "De quoi d’autre avions-nous besoin, d’un document émis par Dieu lui-même ?".
Nassar, qui entre-temps s’est marié et a eu trois enfants, parsème ses propos de références bibliques. Il s’exprime avec la ferme certitude de quelqu’un qui, à l’instar des colons, donne une vision religieuse à cette affaire de terre.
"Il y a une raison de fond à notre présence ici" dit-il, expliquant ce qu’il considère relever d’un appel d’obédience chrétienne : alors qu’il constituait sa défense sur le plan juridique, il a tiré de ses revers judiciaires et reports répétés un enseignement qui l’a conduit à un projet reposant sur l’utilisation de sa ferme comme d’un centre pour activistes de la non-violence.
Avec l’aide de bénévoles en Allemagne, où il a fait ses études supérieures en comptabilité, Nassar et sa femme Jihan ont lancé un camp d’été dénommé "La tente des Nations", dans lequel des enfants de 12 à 16 ans, venant de pays déchirés par la guerre, étaient invités à venir et à apprendre en matière d’entente inter-culturelle et de réconciliation. Ils accueillent également des groupes pacifistes.
"Nous devons sortir de ce cercle vicieux où l’on blâme les autres", dit Nassar autour d’une tasse de thé, sous le large porche de sa maison, alors qu’un gros groupe de pacifistes décharge leurs matériels de camping d’un autobus. "La frustration est un aiguillon. Elle peut nous mener à réagir avec violence, ou désespoir. On doit l’utiliser de façon créative, en construisant quelque chose, même de petit".
Les Nassar sont repartis devant la justice militaire avec un nouveau métré cartographique et des tas de témoignages pour étayer leur recours foncier. Le dossier a traîné jusqu’en 2002, lorsque le juge a débouté la famille, sans motif quelconque.
Peu de Palestiniens ont les moyens financiers, la volonté, le savoir et même la foi en la justice israélienne pour contester les confiscations de terre, et encore moins pour émettre des recours à l’encontre des décisions d’une cour militaire qui leur est généralement défavorable. Mais Nassar a puisé dans les modestes ressources de sa famille et reçu l’aide d’un réseau d’activistes pacifistes comprenant des organisations religieuses en Europe et aux États-Unis, et aussi de l’organisation israélienne des Rabbins pour les Droits Humains comme de sa propre congrégation luthérienne de Bethlehem.
Les Nassar sont allés jusqu’à la Cour Suprême israélienne.
"Leur foi en la résistance non-violente est quelque peu inhabituelle" dit Jonathan Kuttab, un avocat palestinien formé en Virginie et qui fait équipe avec Khoury pour défendre la famille. "Ils ont eu cette idée folle que peut-être on leur ferait justice".
De fait, la famille a eu droit à ce qu’elle a considéré être une audience.
Un panel de membres plutôt sceptiques de la Cour Suprême a demandé des justificatifs de la décision de la cour militaire, et a ordonné l’arrêt des incursions des colons sur la propriété. Le cabinet du procureur a argué du fait que le relevé topographique de la ferme ne correspondait pas précisément à celui des documents fonciers de 1924.
Les Nassars ont contré cela avec un témoin de choc et très inattendu : moyennant un coût de 70.000 $, ils avaient engagé un expert foncier reconnu en Israël, et l’avaient envoyé à Londres et à Istanbul en Turquie pour plonger dans les archives foncières coloniales, qui ont été utilisées en 2004 pour contrer les arguments du représentant de l’État.
Le procureur de l’État n’a pas contesté les preuves de l’expert, mais a bloqué le dossier pendant trois ans de plus avant de le classer sans suites — et avant même que la Cour Suprême ait statué. Il a notifié aux Nassar qu’ils pouvaient faire enregistrer leur propriété, processus prenant environ un an de plus.
"Pour le moment, ils ont gagné", dit Kuttab. "Ils ont réussi à garder leur terre — jusqu’à ce que les Israéliens trouvent un autre moyen pour essayer de la leur prendre".
C’est exactement ce à quoi pensait Shaul Goldstein alors qu’il contemplait la ferme des Nassar de la crête voisine.
Le maire juif continue à ne pas reconnaître les droits de la famille palestinienne sur toutes les terres, à l’exception de la parcelle sur laquelle est la maison.
"C’est une terre étatique", dit-il, tout en montrant un pan de terre escarpé et non cultivé. "Daoud Nassar est allé en justice et a essayé d’établir ses droits, mais il n’a rien prouvé".
"L’État décidera quoi faire de ces terrains" dit-il, prédisant que la famille ne sera pas autorisée à enregistrer la totalité des 40 hectares qu’elle revendique. "Si l’État veut me la donner, pour ma colonie, ils me la donneront. Toute la terre appartient à Israël. Nous pouvons construire partout où nous le voulons".
Un peu plus tard, le maire se plaint de l’absence de pouvoir réel des colons. "La Cour Suprême nous méprise", dit-il, et "ce Daoud Nassar, ce provocateur" utilise l’appareil judiciaire pour fomenter de l’opposition à l’encontre des colons parmi les Israéliens et aussi les Palestiniens.
Les deux adversaires, qui vivent à quelques centaines de mètres l’un de l’autre mais ne se sont jamais rencontrés, peuvent rester liés l’un à l’autre pendant toutes les années à venir.
C’est pourquoi Nassar propose de dialoguer avec ses voisins juifs, à la condition qu’ils soient non-armés.
"On doit changer l’image que nous avons les uns des autres — celle d’un ennemi, celle des colons radicaux et des Palestiniens radicaux" dit-il. "Si on se parle face-à-face, on pourrait établir les bases de la paix, une paix qui ne serait pas dictée par nos dirigeants".
Quant à lui, Goldstein dit n’avoir aucune objection à parler avec Nassar.
"Je lui demanderai de me montrer un document qui prouve qu’il est propriétaire de cette terre" dit le maire, "et je lui montrerai des dizaines de documents [de la cour militaire] qui prouve le contraire".
Nassar, à qui est rapporté ce propos, a un sourire.
"S’il croit que la terre lui est donnée dans la Bible comme Terre Promise, alors il doit croire à tout ce que dit la Bible" dit Nassar. "La Bible dit aussi ’Tu aimeras tes voisins comme toi-même’.
"Si nous respectons cette loi, alors nous pourrons mettre fin à ce conflit".