« Je m’en souviens comme si c’était hier », confie Leila Shahid [1] , qui fut l’une des premières, avec son ami l’écrivain Jean Genet, à pénétrer dans les camps après le massacre. Elle témoigne :
« Le 18 septembre 1982, vers 22 heures, on frappe à la porte de l’appartement de ma mère. C’est une infirmière norvégienne, Ann Sundae, chassée avec son équipe du camp de Chatila où, raconte-t-elle épouvantée, une terrible tuerie s’est produite. Notre maison se trouve face au consulat de France : aussitôt, je l’emmène chez le consul, Daniel Husson. »
Il y a des diplomates courageux. À cinq heures du matin, Daniel Husson se rend à Chatila, dont il revient livide : « C’est bien pire qu’Ann ne l’a dit. »
Tandis que le consul informe l’AFP et la Croix-Rouge, Leila Shahid décide d’aller sur place. « Je ne voulais pas que Jean, malade, m’accompagne. Mais rien n’y fait : comme s’il tenait à boucler la boucle de son engagement aux côtés des Palestiniens, commencé en 1970 en Jordanie. Quatre heures durant, nous enjambons des cadavres. De retour, il s’enferme dans sa chambre. Lorsque, quelques jours plus tard, il repart, je lui dis : “Ne prends pas de notes avec toi, tu pourrais tomber sur un barrage phalangiste.” “Ne t’inquiète pas, répond-il, je l’ai détruit”. Et d’ajouter, l’index montrant son front : “Tout est là”. Un mois après, à Paris, il me tendra un texte dactylographié : Quatre heures à Chatila. [2] »
500 à 5 000 victimes assassinées
« Des non-juifs ont massacré des non-juifs, en quoi cela nous concerne-t-il ? ». C’est ainsi que Menahem Begin, alors Premier ministre d’Israël, réagit devant la Knesset à la tragédie qui vient d’endeuiller quatre jours durant – du 16 au 18 septembre 1982 – les camps palestiniens du sud de Beyrouth. Trente ans plus tard, la légende perdure : Israël n’est pas responsable du massacre. Pas si simple.
S’il s’agit d’affirmer que les 500 à 5 000 victimes ont péri assassinées par les tueurs des Forces libanaises d’Elie Hobeika, et non par des soldats de Tsahal, c’est exact. Mais le général Ariel Sharon et son armée n’en doivent pas moins rendre des comptes devant l’histoire.
Le drame se produit trois mois et demi après le début de leur invasion du Liban, le 6 juin 1982. Officiellement, il s’agit alors d’assurer la « paix en Galilée ». Mais le belliqueux ministre de la Défense ne dissimule pas son objectif : en finir avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Au terme de deux mois et demi de siège – « le premier d’une capitale arabe », souligne Leila Shahid –, bombardés par terre, air et mer, Yasser Arafat et ses fedayin parviennent pourtant à embarquer le 30 août pour Tunis dans des bateaux fournis par la France, en échange de la garantie de la sécurité des civils palestiniens par une Force multinationale composée de soldats américains, français et italiens. Les États-Unis se portent garants de cet accord entre l’OLP, le Liban et Israël, négocié par Philip Habib, l’envoyé spécial du président Ronald Reagan.
Arrivée le 21 août, la force de protection doit, en principe, rester un mois. Mais, dès le 3 septembre, Caspar Weinberger, secrétaire américain à la Défense, donne le signal du départ à ses marines, bientôt suivis des Français et des Italiens. Les camps palestiniens restent donc sans protection lorsque, en violation de ses engagements, l’armée israélienne entre dans Beyrouth-Ouest le 15 septembre. Car, la veille au soir, le président libanais fraîchement élu, Bachir Gemayel, le chef des Phalanges, a été assassiné. Aussitôt, il n’est question que de vengeance contre les Palestiniens – qui, on en aura bientôt la confirmation, ne sont pour rien dans l’attentat, organisé par Damas.
Les Forces libanaises "nettoyent" les camps
Et pourtant, malgré le risque évident d’un carnage, Ariel Saron et Raphael Eytan, le chef d’état-major de Tsahal, laissent les Forces libanaises « nettoyer » les camps des derniers fedayin. Pis : l’armée israélienne achemine les miliciens jusqu’aux camps, leur en ouvre les portes et tire des fusées éclairantes qui ont facilité leur besogne. Pis encore : ses officiers assistent à l’ensemble de l’opération, depuis une terrasse surplombant les camps. Devant la commission d’enquête présidée par le juge Itzhak Kahane, ils prétendront n’avoir pas mesuré l’ampleur du massacre.
Mais, le 18 au matin, il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas en prendre conscience. Le général israélien Amos Yaron se décide enfin à exiger d’Elie Hobeika qu’il retire ses hommes – si l’on ose dire – des deux camps. Le spectacle est inimaginable. Dans ses
Quatre heures à Chatila, l’écrivain raconte : « Les tueurs ont opéré, mais nombreux, et probablement des escouades de tortionnaires qui ouvraient des crânes, tailladaient des cuisses, coupaient des bras, des mains et des doigts, traînaient au bout d’une corde des agonisants entravés, des hommes et des femmes vivant encore puisque le sang a longtemps coulé des corps, à tel point que je ne pus savoir qui, dans le couloir d’une maison, avait laissé ce ruisseau de sang séché, du fond du couloir où était la mare jusqu’au seuil où il se perdait dans la poussière. Était-ce un Palestinien ? Une femme ? Un phalangiste dont on avait évacué le corps ? »
Massacre
Vingt ans après, Pierre Péan ira plus loin dans une enquête [3] : il mettra en cause une intention homicide chez Ariel Sharon et Bachir Gemayel, en se fondant sur un article d’Amir Oren dans le quotidien Davar, aujourd’hui disparu. Mais la citation s’avère mal traduite, et l’auteur dément. Il ne nie pas, en revanche, le caractère étroit et opérationnel de l’alliance conclue entre les deux hommes…
Sans aller jusque-là, le rapport de la Commission Kahane met gravement en cause le général Sharon : il n’a pas prévenu son Premier ministre de sa décision de faire entrer les phalangistes dans les camps et surtout porte la « responsabilité de n’avoir pas ordonné que les mesures adéquates soient prises pour empêcher d’éventuels massacres ».
Morris Drapper, assistant de Philip Habib, l’envoyé spécial du président américain Ronald Reagan, l’a confirmé dans une émission de la BBC [4]. Expliquant pourquoi les États-Unis s’étaient opposés à l’entrée des phalangistes dans les camps de Sabra et de Chatila, il déclara : « Nous savions que ce serait un massacre si ces gens-là entraient. » Et d’ajouter : « Il ne fait aucun doute que Sharon est responsable. »
La communauté internationale continue à se taire
Traumatisme majeur pour les Palestiniens, pour lesquels il s’inscrit dans une litanie de massacres, de Deir Yassin (1948) à Gaza (2008), en passant par Qibya (1953), le drame de Sabra et Chatila a aussi marqué les Israéliens, comme en témoignera, vingt-six ans plus tard, le film Valse avec Bachir, d’Ari Folman. Au Liban, qui maltraite les Palestiniens depuis des décennies, le silence reste de règle.
« Mais la communauté internationale aussi continue à se taire, accuse Leila Shahid. Elle a pourtant jugé les responsables des massacres commis au cours des guerres de Yougoslavie, au Cambodge, au Rwanda, en Sierra Leone, et s’apprête à en faire autant pour la Côte d’Ivoire. Mais pas les tueurs de Sabra et Chatila, pas plus d’ailleurs que les auteurs des “ crimes de guerre, voire contre l’Humanité ” perpétrés à Gaza durant l’hiver 2008-2009, selon le rapport Goldstone. Ne sommes-nous pas un peuple qui a droit à être défendu, comme il a droit à vivre libre en paix dans son État ? »
Et de conclure : « La meilleure commémoration, ce sera la quatrième session du Tribunal Russel sur la Palestine, en octobre à New York. Hommage aux personnalités qui pallient la lâcheté des grandes puissances ! »
Dominique Vidal est historien, journaliste, co-auteur des 100 Clés du Proche-Orient (Fayard, Paris, 2011).