Éric Hazan : "De l’extérieur, on peut avoir l’impression que la vie politique palestinienne se résume à un tête-à-tête Fatah-Hamas, ce qui est évidemment une simplification caricaturale. Il serait intéressant de vous entendre décrire le paysage d’une façon plus conforme à la réalité [...]."
"Mustapha Barghouti" : Il faut revenir à ce qui s’est passé auparavant, de 1993 à 2000. Avec Oslo, le centre de gravité du mouvement de libération palestinien est passé de l’OLP vers l’Autorité. Il n’était pas dans l’intérêt d’Arafat ni de l’Autorité de maintenir l’OLP, qui s’est trouvée marginalisée, qui est devenue un petit appendice aux mains de l’Autorité qui négociait avec Israël. Le Hamas avait alors la place libre pour se présenter comme l’héritier de la lutte nationale palestinienne, comme la seule vraie alternative nationale.
Si l’on considère les sondages d’opinion dans le pays depuis 1994 ils ne sont peut-être pas très précis, mais, ce qui est important, c’est la tendance qu’ils montrent on peut voir trois évolutions. La première est le déclin du Fatah, qui est passé de 60 % à 24 %, en termes de soutien populaire. Les groupes d’extrême gauche ont eux aussi beaucoup baissé, par exemple le Front populaire de libération de la Palestine qui est passé d’environ 11 % à 2,5 %. La deuxième tendance est la montée du Hamas, qui est passé de 8 % à 24 %, au même niveau que le Fatah. Et la troisième tendance c’est l’augmentation spectaculaire de ceux qui ne se reconnaissent dans aucun mouvement existant, et qui sont passés de 10 % à près de 45 %. C’est une très grande partie du peuple qui ne veut pas se laisser embarquer dans ce choix bipolaire entre Hamas et Autorité. Qui réprouve la corruption de l’Autorité, le désordre, la manière dont les discussions sont conduites avec les Israéliens, mais qui en même temps n’est pas du tout fondamentaliste.
À l’intérieur, il y a donc une quasi-majorité qui souhaite une nouvelle voie, un nouveau mouvement qui ne soit pas seulement politique mais qui lutte aussi contre l’injustice sociale. Et vis-à-vis du monde, il faut combattre cette image terrible, où les Palestiniens sont perçus soit sous la forme d’une Autorité corrompue et « terroriste » soit sous la forme d’un mouvement fondamentaliste, le Hamas. Pour venir à bout de ce stéréotype, nous pensons qu’il faut que se fasse entendre une voix démocratique en Palestine [...]."
E.H. : "De quelles forces se compose la Nouvelle initiative actuellement ?"
M.B. :"C’est une coalition démocratique, un espace voué à accueillir toute une série de personnalités et de groupes laïques de gauche. Il y a des émanations de la société civile, les syndicats, les mouvements des femmes, mais il faut dire que, pour l’instant, les gens viennent à nous surtout à titre individuel. J’espère que bientôt nous accueillerons aussi des organisations entières, que la coalition comprendra des mouvements et des institutions."
E.H. : "Par exemple, le Front populaire de libération de la Palestine ?"
M.B. : "Nous sommes souvent en contact avec eux, nous menons des actions conjointes. S’ils le désirent, ils peuvent bien sûr entrer dans une alliance démocratique. Mais il n’y a pas qu’eux. Des gens du Fatah viennent nous voir, et même des membres de groupes religieux qui ne se retrouvent pas dans le fondamentalisme parce qu’ils sont des démocrates. L’un de nos meilleurs dirigeants à Qalqilyia est un ex-membre d’un groupe religieux."
Dans notre recrutement, il y a un point sur lequel nous ne transigeons pas : nous ne pouvons accepter que des groupes totalement indépendants, aussi bien du Hamas et autres mouvements fondamentalistes que de l’Autorité. De temps en temps, des gens viennent nous voir en disant qu’ils aimeraient bien travailler avec nous, mais qu’ils veulent rester dans l’Autorité. Ce n’est pas possible : on ne peut pas faire partie d’une opposition démocratique tout en étant au gouvernement, il faut choisir.
E.H. : "Et le Fatah ? Pour les Français, il est très difficile de comprendre ce mouvement. On a l’impression d’une grande nébuleuse où coexistent des tendances tout à fait opposées [...]"
M.B. :"Le Fatah n’est pas un mouvement homogène, il est fait de beaucoup de composantes qui vont de l’extrême droite à... je ne crois pas qu’il y ait encore de gauche... disons à l’extrême centre ! Il y avait autrefois une aile gauche très puissante dans le Fatah, mais elle a été éliminée petit à petit, surtout après l’installation de l’Autorité en 1993. Depuis lors, le Fatah s’est fondu dans l’Autorité, il est devenu le parti de gouvernement.
Et c’est pour cette raison qu’il a aujourd’hui ce double langage, car on ne peut pas être en même temps un mouvement de libération nationale et une Autorité sous occupation. Cela crée toutes sortes de dilemmes insolubles. Je ne dirais pas que le Fatah penche du côté du Hamas : il a adopté les méthodes du Hamas parce qu’il se sentait menacé de ce côté-là. Dans la mesure où le Fatah et l’Autorité apparaissaient comme collaborant avec les Israéliens, à la suite de toute une série d’accords passés avec eux, le Hamas semblait la seule vraie force de résistance. Le Fatah s’est alors trouvé soumis à de fortes pressions internes pour mener des actions comme le Hamas ce qui était une erreur, un tournant de plus dans la mauvaise direction. Il est vrai que le Fatah avait de quoi se faire du souci, puisqu’il était descendu de 60 % de soutien populaire à 25 %.
D’un autre côté, Fatah et Hamas s’appuient tous deux sur les couches les plus traditionalistes de la société palestinienne, ils sont en compétition dans les mêmes groupes. [...] Quand on voit le Fatah prendre position contre les quotas pour les femmes et contre certaines réformes démocratiques, c’est pour ne pas perdre de terrain au profit du Hamas dans ces couches traditionnelles.
Pour toutes ces raisons, il est difficile pour le Fatah d’avoir une ligne unifiée. S’agit-il d’un mouvement de libération nationale ou d’un parti qui négocie avec les Israéliens, alors que ceux-ci ne proposent que de transformer la Palestine en bantoustans ? Est-ce que vous acceptez de collaborer avec l’occupant, ou est-ce que vous refusez, auquel cas vous risquez de perdre votre statut d’Autorité ? Le Fatah a toujours essayé de mener les deux de front, avec une partie très à droite qui veut négocier avec les Israéliens à tout prix, et d’autres qui sont perçus comme des héros de la lutte armée. Je pense que ce n’est pas tenable, que ce double langage n’est pas tenable.
Pendant cette Intifada, deux fautes ont été commises, qui nous ont fait beaucoup de mal. Et, dans les deux, le Fatah porte une grande responsabilité. La première est la militarisation de l’Intifada, et la seconde est ce double langage, cette double position : vous condamnez les attentats-suicides, mais vous faites des attentats-suicides ; vous condamnez les initiatives politiques israéliennes, mais vous traitez avec eux.
Nous avons essayé d’obtenir du gouvernement palestinien qu’il s’engage formellement à refuser le plan Sharon de soi-disant désengagement de Gaza, mais jusqu’à présent nous n’y sommes pas parvenus, bien que tout le monde, y compris des gouvernements étrangers, ait compris que ce plan est contraire à nos intérêts. L’Autorité n’ose pas dire qu’elle refuse ce plan, elle veut garder cette petite fenêtre ouverte. Ce n’est pas de la souplesse, c’est de la non-décision, liée à la nécessité de satisfaire tant de tendances si différentes y compris dans les pays arabes.
Derrière les slogans, aucune ligne claire. C’est pour cela que le Fatah perd du terrain au profit du Hamas, et non parce que la société palestinienne devient fondamentaliste.
C’est pourquoi nous pensons qu’il faut une direction nationale unifiée. On n’a jamais vu de mouvement de libération nationale aboutir en défendant simultanément des programmes différents. Par exemple, alors que la ligne « officielle » comporte le droit au retour des réfugiés, le démantèlement des colonies, le retour sur la frontière de 1967, on voit un groupe d’officiels de l’Autorité se rendre à Genève et mener des pourparlers qui conduiraient à accepter certaines colonies, à abandonner 80 % de Jérusalem Est, à transiger sur la frontière, etc. Et parallèlement nous allons à La Haye pour défendre l’idée que le mur est illégal, qu’il n’a rien à voir avec la sécurité, que c’est un mur pour confisquer des terres... Et le premier jour où la Cour s’est réunie, il y a eu un attentat à Jérusalem, revendiqué par un groupe du Fatah, pas du Hamas !
Ces messages contradictoires nous font beaucoup de mal, à l’intérieur et à l’étranger. La plupart des dirigeants du Fatah sont devenus des officiels du gouvernement. Quelqu’un comme Marwan Barghouti fait exception : il considère le Fatah comme un mouvement de libération. Je n’exclus pas qu’il y ait un jour une scission au sein du Fatah. Au moment de la maladie d’Arafat, j’ai reçu quantité d’appels téléphoniques pour me demander qui allait être le successeur. Je répondais qu’il ne pouvait pas y avoir de successeur sans élections démocratiques.
Arafat avait une position forte parce qu’il avait été élu en 1996 : même si on peut discuter ces élections, elles avaient été les plus libres qu’il y ait jamais eu dans tout le monde arabe. Et même lui, il lui fallait réactiver son mandat par de nouvelles élections.
E.H. : "Sans tomber dans la bipolarisation que vous critiquez, j’aimerais que vous me parliez maintenant du Hamas. C’est aussi quelque chose de difficile à comprendre pour les Occidentaux, soumis à un discours dont les maîtres mots sont islamisme, terrorisme, fondamentalisme..."
M.B. :"C’est une longue histoire, et je ne sais pas par où commencer. Peut-être en rappelant que, dans les années 1980, Israël a encouragé l’émergence du fondamentalisme, surtout à Gaza, mais aussi en Cisjordanie : ses militants avaient la liberté de mouvement, les associations caritatives pouvaient travailler ouvertement alors que nous n’avions pas d’existence officielle. Certaines étaient même subventionnées.
En aidant ainsi le fondamentalisme musulman (le Hamas en tant que tel, acronyme du « Mouvement de la résistance islamique », n’existait pas encore à l’époque), les Israéliens espéraient affaiblir la position de l’OLP. Le même phénomène a eu lieu en Égypte et dans d’autres pays arabes, où ce sont les gouvernements qui ont suscité le fondamentalisme pour lutter contre l’opposition laïque, jeu qui n’a pas tardé à se montrer extrêmement dangereux.
Le Hamas a été fondé en février-mars 1988. Il tire son origine des Frères musulmans, un mouvement traditionnel plutôt modéré, très différent des groupes chiites par exemple. En Égypte et en Jordanie, les Frères musulmans formaient une opposition tranquille, qui ne remettait pas en cause la nature du gouvernement, à la différence du Djihad égyptien et autres mouvements musulmans extrémistes.
Le Hamas s’est radicalisé à cause de la dureté de l’occupation, de la répression violente de la première Intifada, de la dégradation des conditions économiques et de l’absence d’espoir. Mais je pense qu’il devrait malgré tout être inclus dans le jeu démocratique, participer aux élections, etc. Il ne faut pas exagérer leur puissance.
Ils avaient décidé de boycotter les élections de 1996, avec le Front populaire (FPLP), le Front démocratique (FDLP)... mais 73 % des inscrits ont quand même voté. Ils étaient opposés à toute négociation, mais 92 % de la population soutenait les entretiens de Madrid. Le Hamas était comme nous opposé aux accords d’Oslo, mais 63 % de la population les approuvait, parce qu’il y avait l’espoir qu’Israël allait nous accorder quelque chose.
Nous sommes médecins tous les deux et nous savons que les gens confondent souvent les causes et les symptômes des maladies. La violence, l’extrémisme, le fondamentalisme, les attentats-suicides sont des symptômes. Avec le temps qui passe, les gens sont de plus en plus désespérés et violents, mais la cause, c’est l’occupation, l’oppression et l’injustice. Israël a mis le problème sur la tête en en faisant une affaire de violence et de sécurité. C’est pourquoi la militarisation de cette Intifada leur est tellement utile : elle leur sert à justifier aux yeux du monde la continuation de l’oppression.