L’auteur de cette mise en garde savait bien sûr que toute personne a tendance à jubiler lorsque son ennemi tombe. Mais il voulait montrer que c’est un vilain travers de l’homme que l’on devrait essayer de surmonter.
Et maintenant une énorme puissance mondiale est descendue jusqu’à ce niveau. Elle n’arrête pas de montrer le spectacle de soldats américains cherchant des poux dans les cheveux d’un misérable Saddam et farfouillant dans ses dents.
Pour peu qu’il soit possible de susciter de la pitié pour un homme comme Saddam, qui est responsable de la mort de centaines de milliers de personnes, les Américains y sont parvenus. En le montrant comme un clochard drogué, ils ont créé l’effet inverse de ce qu’ils recherchaient. Le Vatican a appelé à la pitié. L’humiliation publique d’un dirigeant arabe, quoique l’on puisse penser de lui, suscite, chez des dizaines de millions d’Arabes, les sentiments les plus profonds d’affront et de colère. Ces sentiments vont vouloir s’exprimer avec violence. Cela pourrait faire couler le sang, beaucoup de sang.
(Il y a peu, les Etats-Unis ont crié au scandale quand les Irakiens ont montré quelques prisonniers américains. Mais il n’y a probablement pas de miroir à Washington D.C.) Les histoires puériles sur l’extraordinaire succès de l’armée et des services de renseignements américains sont ridicules. Il est tout à fait certain qu’il s’agissait simplement d’un cas d’informateur payé pour cela.
Un œil entraîné pourrait facilement détecter comment les cris de joie « spontanés » ont été mis en scène : ici un petit groupe brandissant le drapeau du parti communiste, là quelques dizaines de personnes sautant comme des cabris devant les caméras, probablement les mêmes qui, il y a un an, sautaient devant les caméras de Saddam. Deux « journalistes » arabes produisant une scène animée à la conférence de presse soigneusement préparée du général américain. Quand Winston Churchill a gagné une guerre féroce, il ne s’est pas conduit comme George W. Bush le fait aujourd’hui. N’est pas Winston qui veut.
Je n’ai rien écrit dans ces colonnes sur l’Irak depuis la fin des « grandes hostilités ». Je me suis retenu. Je sais qu’il n’est ni élégant ni sage de dire « Je vous l’avais dit ». Mais il m’est très difficile d’écrire sur l’Irak sans utiliser ces quelques mots. Car presque toutes les prévisions que j’avais faites avant et pendant la guerre se sont avérées justes, l’une après l’autre. Par exemple :
I Les Américains ont envahi l’Irak pour y rester
Il ne l’ont pas envahi à cause de la « terreur internationale ». Pas à cause des « armes de destruction massive » non plus. C’est le pétrole qui les a attirés.
Le but des Etats-Unis n’était pas de renverser Saddam et de rentrer chez eux, mais de créer une base militaire américaine permanente dans le monde arabe, dans un pays qui possède les secondes plus importantes réserves de pétrole du monde et qui de plus est situé à proximité des richesses pétrolières de l’Arabie Séoudite et de la Mer Caspienne.
Désormais c’est tout à fait clair. Saddam n’avait aucun lien avec Oussama Ben Laden. Les « armes de destruction massive » n’existent pas. Les Américains ont simplement changé les raisons de la guerre après coup. (« D’abord faites la guerre, ensuite trouvez une raison. ») Maintenant on ne parle plus que d’éliminer Saddam et d’apporter la démocratie en Irak.
D’accord. Mais Saddam a été éliminé - et les Américains ne rentrent pas chez eux.
On pourrait organiser des élections tout de suite. Mais les Américains refusent. Ils veulent laisser leurs marionnettes en place, pour qu’elles invitent les Américains à rester.
L’occupation américaine durera très très longtemps. Elle n’est pas un moyen. Elle est le but.
II La chute de Saddam ne mettra pas fin à la guerre. Elle n’en sera que le commencement.
Cette prévision se confirme maintenant de la façon la plus nette.
Aucun peuple ne se résigne à une occupation étrangère. L’occupation nourrit la résistance.
A l’époque j’ai raconté notre expérience au Sud Liban : Les Israéliens à leur arrivée étaient accueillis comme des libérateurs, parce qu’ils chassaient les Palestiniens. Quelques mois plus tard, on tirait sur eux de tous côtés parce qu’ils ne rentraient pas chez eux. Après 18 ans et un milliers de soldats tués, ils se sont retirés à la faveur de l’obscurité « la queue entre les jambes ».
Les Américains ne peuvent intégrer cette leçon toute simple. Ils ne se considèrent pas comme des occupants mais comme des libérateurs qui sont venus pour le bien du peuple irakien. Ils sont convaincus que les Irakiens leur sont reconnaissants et les aiment. Ils se rassurent en se racontant une légende : ce ne sont pas les Irakiens et les combattants-de-la-liberté arabes qui attaquent l’armée d’occupation et ses collaborateurs, mais les derniers fidèles de ce satané Saddam.
Mais maintenant le satané Saddam a été pris et il apparaît qu’il n’avait aucune possibilité de diriger les opérations à partir de son trou. La capture de Saddam doit marquer la fin de la légende sur ses derniers fidèles hommes de mains.
L’Irak se trouve aujourd’hui dans une situation coloniale classique : un conquérant étranger dépouille les autochtones de leurs ressources naturelles. Des groupes de résistance mènent des attaques violentes avec le soutien d’une large partie de la population.
Il y a 200 ans, de tels groupes ont battu le puissant Napoléon en Espagne. C’est à cette époque que le terme « guérilla » (petite guerre) a été inventé.
Que va-t-il se passer maintenant ? On peut aisément le prévoir. En réaction aux opérations de la résistance, l’occupation deviendra de plus en plus brutale. Cela provoquera l’intensification du soutien de la population à la guérilla, et ainsi de suite. Le cercle vicieux bien connu des Israéliens. C’est ce qui s’est passé au Liban. C’est ce qui se passe maintenant dans les territoires palestiniens occupés. L’humiliation publique du dirigeant vaincu ne fera qu’accélérer le processus.
III Un Saddam vaincu sera plus dangereux qu’un Saddam victorieux
La question se pose : que faire du prisonnier ?
Les Américains ont déjà dit ce qu’ils avaient l’intention de faire : le donner à leur serviteurs irakiens afin qu’il puisse être jugé et exécuté en Irak.
Ce serait une bourde de première classe.
Personne ne croira à l’équité d’un tel procès. Il n’y a aucun moyen de le rendre équitable, car, dans un procès équitable, Saddam utiliserait cette tribune pour lancer ses propres accusations et toucher des centaines de millions d’Arabes et autres Musulmans.
Le mieux aurait été de le laisser s’échapper dans les Iles Fidji pour y vivre une vie tranquille, comme Idi Amin en Arabie Séoudite. Mais George Bush a besoin de l’humiliation de Saddam pour sa campagne électorale.
La seule chose raisonnable à faire est de transférer Saddam à La Haye. Aux yeux du monde il est passible du même traitement qu’un autre auteur de massacres, Slobodan Milosevic. S’il est traité de façon différente, chaque Musulman soupçonnera avec raison qu’il y a deux régimes, un pour un dirigeant chrétien européen, un pour un musulman arabe.
Mais Bush ne sera satisfait que le jour où le corps de Saddam se balancera sur une place publique à Bagdad - peut-être la même que celle où sa statue se trouvait avant qu’elle soit renversée dans un spectacle de télévision soigneusement mis en scène.
IV Le discours sur l’apport de la démocratie en Irak est une absurdité hypocrite
Pour maintenir leur occupation, les Américains ont besoin d’un régime local qui les soutienne. Pour utiliser un terme de la seconde guerre mondiale, ils ont besoin de Quislings.
Quand les Britanniques ont fait de l’Etat irakien leur protectorat, ils ont couronné l’émir Faiçal, un descendant de la famille hachémite de La Mecque. Pour faire de l’Irak leur protectorat, les Américains doivent introniser leurs propres agents locaux.
Si des élections vraiment démocratiques avaient lieu, les agents américains seraient immédiatement jetés dehors - s’ils n’avaient pas auparavant été lynchés. Cela va de soi. Donc il n’y aura pas d’élections vraiment démocratiques.
D’une façon générale, nulle part la démocratie ne peut être « apportée ». Elle ne peut pas être implantée dans une société différente avec une culture différente, comme un arbre. Et de toute façon un arbre a besoin d’un sol fertile.
La démocratie occidentale s’est développée naturellement au cours des siècles, à partir de la communauté villageoise jusqu’au parlement national. Vouloir l’implanter de force dans la société irakienne, qui est basée sur la tribu et la famille étendue (khamulah) et sur des concepts et traditions différents est voué à l’échec.
Qu’est-il arrivé à la démocratie occidentale quand elle a été implantée au Japon ? Les formes extérieures sont en place, la réalité est tout à fait différente. Qu’arrive-t-il maintenant à la démocratie occidentale en Russie ? Demandez à n’importe quel Russe et il éclatera de rire.
V L’irak se désintègrera
Quand nous disions cela il y a un an, cela semblait une simple spéculation. Aujourd’hui c’est un pari sûr.
Seul un dictateur brutal comme Saddam pouvait maintenir tous les éléments ensemble. Avant la révolution de 1958, les colonialistes britanniques l’avaient fait. Dans un régime démocratique, il n’y a aucune chance d’y parvenir.
C’est simple : Les Chiites ont une majorité. Ils gouverneront. Il n’y a aucune chance qu’ils instaurent un régime bienveillant après leur longue oppression par les Sunnites. Il n’y a aucune chance que les Sunnites du centre de l’Irak, qui méprisent les Chiites, acceptent leur suprématie. Il n’y a aucune chance que les Kurdes, au nord, qui se sont toujours battus pour leur indépendance, acceptent une direction arabe - ni des Chiites ni de leurs compatriotes sunnites. Ils acceptent à peine leurs compatriotes kurdes.
Les Américains ne peuvent éviter la désintégration de l’Irak qu’en maintenant un régime d’occupation, direct ou indirect. Ils ne peuvent que mettre en place une structure artificielle, une pseudo-fédération dans laquelle l’Irak se composerait de trois parties autonomes mais cela serait un véritable trompe l’œil.
Quand l’Irak cessera d’exister pour des raisons pratiques, un nouvel équilibre du pouvoir émergera. Pendant des siècles l’Irak a servi de mur oriental au monde arabe, une barrière contre l’Iran - qui n’a jamais oublié l’époque de Cyrus, quand c’était la puissance régionale. La chute de ce mur changera la situation géopolitique dans toute la région, y compris Israël.
L’implosion de l’Irak sera le signal de l’anarchie générale : le monde arabe sera en plein bouleversement ; le fondamentalisme islamique menacera tous les régimes arabes ; la frontière entre la Turquie et l’Etat kurde irakien sera en effervescence ; entre Israël et l’Iran un équilibre de la terreur nucléaire peut tenir ou non ; la « terreur internationale », de légende deviendra réalité.
Puisqu’il n’est ni élégant ni sage de dire « Je vous l’avais dit », je me retiendrai.