Il y a quatre ans, l’historienne Tamar Novick a été troublée par un document trouvé aux archives Yad Yaari de Givat Haviva [1] dans le dossier de Yosef Vashitz, membre de la section arabe du parti de gauche Mapam. Ce document semble décrire des événements datant de la guerre de 1948 :
"À Safsaf [2], ils ont arrêté 52 hommes, les ont ligotés entre eux, ont creusé un trou et leur ont tiré dessus. Dix d’entre eux luttaient encore contre la mort. Des femmes sont venues et ont imploré la clémence des soldats. Six corps de vieillards. 61 cadavres. 3 viols, un perpétré à l’est de Safed sur une fillette de 14 ans par quatre hommes qui l’ont tuée ensuite. Les doigts de certaines victimes avaient été coupés pour récupérer leurs bagues."
La description continue ainsi, litanie de massacres, de pillages et d’abus perpétrés par les forces israéliennes pendant la Guerre d’indépendance. "Aucun nom ne figure sur le document et c’est difficile de savoir qui est derrière", explique Tamar Novick à Haaretz. "Il s’interrompt au milieu. J’ai trouvé ça très troublant. Je savais que trouver un tel document m’obligeait à faire toute la lumière sur ce qui s’était passé."
Le village de Safsaf situé en Haute Galilée a été pris par les Forces Israéliennes de Défense [3] au cours de l’opération Hiram menée à la fin de 1948. Moshav Safsufa a été construit sur les ruines du village palestinien. Au fil des années, des allégations ont couru sur le fait que la Septième Brigade s’était rendue coupable de crimes de guerre dans le village. Ces accusations s’appuient sur le document trouvé par Tamar Novick qui relate des faits ignorés des historiens jusqu’à présent. Ce qui prouve, une fois encore, que les hauts gradés israéliens savent ce qui s’était réellement passé.
Tamar Novick a décidé de discuter de ce document avec d’autres historiens. Benny Morris [4] - dont les livres font référence dans l’étude de la Nakba, "la catastrophe", comme les Palestiniens décrivent l’émigration de masse imposée à leur peuple pendant la guerre de 1948 - lui a dit qu’il avait lui aussi trouvé par hasard ce genre de documents par le passé. Il faisait référence à des notes rédigées par Aharon Cohen, membre du Comité central du Mapam, à partir d’un briefing de novembre 1948 mené par Israël Galili, chef d’état-major de la Haganah, qui deviendra l’IDF. Les notes de Cohen publiées par Morris établissent ce qui suit : "52 hommes de Safsaf attachés par une corde. Précipités dans un trou et abattus. 10 tués. Des femmes qui demandent la clémence. 3 cas de viol. Arrêtés puis relâchés. Une fillette de 14 ans a été violée. Quatre autres ont été tués. Doigts coupés au couteau."
Les notes de bas de page de Morris (dans son texte de référence "La naissance du problème des réfugiés palestiniens, 1947-1949") mentionnent que ce document a bien été exhumé des archives de Yad Yaari. Mais quand Tamar Novick y est retourné pour examiner le document, elle a eu la surprise de découvrir qu’il n’y était plus.
- Photo : Hrant Nakashian/1949 UN Archives
"J’ai d’abord pensé que Benny Morris n’avait pas été précis dans sa note, que peut-être il avait fait une erreur", se souvient Novick. "J’ai mis du temps à envisager la possibilité que le document avait tout simplement disparu." Quand elle a interrogé le responsable des archives, on lui a répondu que le document avait été placé sous scellés sur ordre du ministère de la Défense.
Depuis près de dix ans, les équipes du ministère de la Défense fouillent les archives nationales et font disparaître des documents. Mais ce ne sont pas seulement les travaux qui portent sur le projet nucléaire israélien ou sur les relations étrangères du pays qui sont enfermés dans des coffres : des centaines de documents ont été cachés dans une entreprise systématique pour dissimuler les preuves de la Nakba.
C’est l’Institut Akevot sur le conflit israélo-palestinien qui a été le premier à révéler cette politique. Selon un de leur rapport, l’opération a été lancée par le Malmab, le service de contre-espionnage militaire israélien (Malmab est l’acronyme hébreu pour "directeur de la sécurité de la défense"), dont les activités et le budget sont tenus secrets. Le rapport d’Akevot démontre que le Malmab a fait disparaître illégalement et sans ordre des documents historiques et, au moins dans certains cas, a mis sous scellés certains documents qui avaient pourtant été déclassifiés par la censure militaire en vue d’une publication. Certains fichiers placés au coffre avaient déjà été publiés.
L’enquête menée par Haaretz montre que le Malmab a fait disparaître le témoignage de généraux de l’armée sur l’assassinat de civils et la destruction de villages, tout comme sur l’expulsion de Bédouins pendant la première décennie qui a suivi la création d’Israël. Les entretiens que les journalistes ont eus avec les directeurs des archives nationales ou de collections privées ont révélé que les membres du département de la sécurité ont fait comme si les archives leur appartenaient, en menaçant ses mêmes directeurs dans certains cas.
Yehiel Horev, qui a dirigé le Malmab pendant vingt ans jusqu’en 2007, a reconnu qu’il avait lancé le projet, toujours en cours. Il justifie la dissimulation des événements de 1948 par le fait que s’ils étaient révélés, ils provoqueraient des troubles au sein de la population arabe. Interrogé sur le cas de documents soustraits mais déjà publiés, il a expliqué que l’objectif dans ce cas était de discréditer les études portant sur le problème des réfugiés. Selon Yehiel Horev, une allégation lancée par un chercheur et fondée sur un document original n’a pas la même valeur qu’une allégation qui ne peut être ni prouvée, ni réfutée.
Le document recherché par Tamar Novick aurait pu renforcer les travaux de Benny Morris. Au cours de son enquête, Haaretz a pu consulter le memo d’Aharon Cohen établi lors de la réunion du Comité central du Mapam sur les massacres et les expulsions de 1948. Les participants y appelaient à la constitution d’une commission d’enquête. Un des cas sur lequel le Comité s’est penché concerne des "actions graves" menées dans le village d’Al-Dawayima, à l’est de Kiryat Gat. La milice secrète aujourd’hui démantelée, le Lehi, y est mentionnée comme ayant pris part à ces agissements. Des pillages ont également été documentés : "Lod et Ramle, Be’er Sheva, aucun magasin arabe n’a été épargné. La 9ème Brigade en a compté 7, la 7ème Brigade en a compté 8."
Le document stipule que "le parti est contre toute expulsion si aucune nécessité militaire ne s’impose. Il y a différentes évaluations de cette nécessité. Mieux clarifier. Ce qui s’est passé en Galilée, ce sont des actes nazis ! Chacun de nos membres doit rapporter ce qu’il sait."
La version israélienne
Un des documents les plus intéressants sur l’origine du problème des réfugiés palestiniens a été rédigé par un officier du Shai, l’ancêtre du service de sécurité Shin Beth. Il explique pourquoi le pays a été vidé de ses habitants arabes en s’appuyant sur la situation de chaque village. Rassemblés à la fin du mois de juin 1948, cette recension a été intitulée "L’émigration des Arabes de Palestine".
Ce document a constitué la base de travail pour un article de Benny Morris publié en 1986. À sa publication, il a été expurgé des archives et rendu inaccessible aux chercheurs. Des années plus tard, l’équipe du Malmab l’a réexaminé et ordonné qu’il reste secret. Ils ne pouvaient alors pas savoir que quelques années après, des chercheurs de l’institut Akevot trouveraient une copie du texte et le soumettraient à la censure militaire qui en autoriserait la publication sans condition. Aujourd’hui, après des années de dissimulation, l’essentiel du document est enfin révélé ici [5].
Cette archive de 25 pages commence par une introduction qui exprime l’adhésion, toute honte bue, à l’évacuation des villages arabes. Selon son auteur, le mois d’avril "excelle dans une augmentation de l’émigration" alors que mai "a été doté de l’évacuation d’un maximum d’endroits." Le rapport expose alors "les causes de l’émigration arabe." Selon la narration israélienne qui s’est propagée au fil des années, la responsabilité de l’exode incombe aux politiciens arabes qui ont encouragé la population à partir. Cependant, et selon le document, 70% des Arabes ont fui devant les opérations militaires juives.
- Photo : AW / UN Photo
L’auteur anonyme du texte classe les raisons du départ des Arabes en ordre d’importance. Première raison : "Les actes juifs délibérément commis contre les poches de peuplement arabe." Vient ensuite l’impact de ces actions sur les villages avoisinants. La troisième raison relève de ce qu’on l’on appelle "les opérations en échappée" en référence aux tunnels utilisés par le Lehi et l’Irgoun pour commettre leurs méfaits. La quatrième raison est à chercher du côté des ordres donnés par les institutions et les "gangs" arabes (un terme utilisé dans le document pour désigner les groupes de combattants) ; cinquième raison, "les dites ’opérations rumeurs’ pour inciter les habitants arabes à fuir". Enfin, la sixième raison porte sur les "ultimatums à évacuer".
L’auteur affirme que "sans aucun doute, les opérations hostiles ont été la cause principale de ces mouvements de population." De plus, "les hauts-parleurs en langue arabe ont prouvé leur efficacité quand ils ont été correctement utilisés." Pour les opérations du Lehi et de l’Irgoun, le rapport note que "beaucoup de villages de la Galilée du centre ont commencé à se vider après l’enlèvement des notables de Sheikh Muwannis [un village au nord de Tel-Aviv]. L’Arabe a appris qu’il ne suffisait pas de faire un accord avec la Haganah et qu’il y avait d’autres Juifs [c’est-à-dire les milices séparatistes] dont il fallait se méfier."
L’auteur consigne que les ultimatums ont été principalement utilisés dans le centre de la Galilée, moins dans la région du mont Guilboa [6]. "Naturellement, l’effet de l’ultimatum, utilisé comme un ’conseil d’ami’, arrive après une certaine préparation sur le terrain au moyen d’actions hostiles."
Un appendice au document décrit les raisons spécifiques de l’exode de chaque localité arabe : "Ein Zeitoun : notre destruction du village ; Qeitiya : harcèlement, menaces ; Almaniya : notre action, beaucoup de tués ; Tira : conseil juif amical ; Al’Amarir : après meurtre et vol commis par échappées ; Sumsum : notre ultimatum ; Bir Salim : attaque de l’orphelinat ; Zarnuga : conquête et expulsion."
Mèche courte
Au début des années 2000, le Centre Yitzhak Rabin a mené une série d’entretiens avec d’anciennes personnalités publiques et d’anciens militaires dans le but de documenter leur action au service de l’État. Le bras long du Malmab a saisi ces interviews. Haaretz, qui s’est procuré certains textes originaux de cette étude, les a comparés aux versions tombées dans le domaine public tandis que de larges extraits étaient classés.
Ceux-ci incluent par exemple des passages du témoignage du général de brigade (réserviste) Aryeh Shalev au sujet de l’expulsion au-delà de la frontière des habitants d’un village qu’il appelle "Sabra". Plus tard, les phrases suivantes ont été supprimées : "Il y avait un problème vraiment sérieux dans la vallée avec des réfugiés qui voulaient y retourner, dans ce qu’on appelle le Triangle [une concentration de villes et de villages arabes à l’est d’Israël]. Nous les avons expulsés. Je les ai rencontrés pour les persuader de ne pas revenir. J’ai les papiers à ce sujet."
Dans un autre cas, le Malmab a décidé de dissimuler le passage suivant issu d’un entretien entre l’historien Boaz Lev Tov et le major général (réserviste) Elad Peled :
Lev Tov : "Nous parlons bien de la population, femmes et enfants ?"
Peled : "Tous, tous. Oui."
Lev Tov : "Vous ne faisiez aucune distinction entre eux ?"
Peled : "Le problème est très simple. La guerre est entre deux peuples. Ils sortent de leur maison."
Lev Tov : "Si leur maison existe, ils ont un endroit où retourner ?"
Peled : "Ce ne sont pas des armées, ce sont des gangs. Nous sommes aussi des gangs en fait. Nous sortons de la maison et retournons à la maison. C’est soit leur maison ou notre maison."
Lev Tov : "Les scrupules appartiennent à la génération récente ?"
Peled : "Oui. Quand je m’assieds dans un fauteuil ici et que je pense à ce qui s’est passé, toutes sortes de pensées me viennent à l’esprit."
Lev Tov : "Ce n’était pas le cas à ce moment là ?"
Peled : "Écoutez, laissez-moi vous raconter quelque chose encore moins gentil et cruel [sic] au sujet de l’énorme descente organisée dans le village de Sasa [village palestinien de la Galilée du nord]. Le but était de les décourager en leur disant ‘Chers amis, le Palmach [les troupes d’élite de la Haganah] peut aller où il veut, vous n’êtes pas à l’abri.’ Nous étions au coeur de cette implantation arabe. Mais qu’est-ce que nous avons fait ? Mon peloton a fait sauter 20 maisons avec tout ce qui se trouvait là."
Lev Tov : "Pendant que des gens dormaient là ?"
Peled : "Oui, j’imagine. Nous sommes arrivés, nous sommes entrés dans le village, nous avons positionné une bombe à côté de chaque maison et ensuite, Homesh a sonné la trompette, nous n’avions pas de radios, c’était le signal du repli pour nos troupes. Nous avons couru en sens inverse, les sapeurs sont restés, ils ont tiré, tout est très primitif. Ils ont allumé la mèche ou déclenché le détonateur et toutes ces maisons ont disparu."
Un autre passage que le ministère de la Défense voulait garder secret provient des conversations entre Lev Tov et le Major Général Avraham Tamir :
Tamir : "J’étais sous les ordres de Chera [Maj. Gen. Tzvi Tzur, chef d’état-major de l’armée israélienne] et j’avais d’excellentes relations de travail avec lui. Il me laissait toute liberté d’agir - sans rien demander - et il m’est arrivé d’être responsable des hommes et des opérations lors de deux interventions qui découlaient directement de la politique du Premier ministre David Ben Gourion. Une concernait les marches de réfugiés qui revenaient de Jordanie pour rejoindre les villages abandonnés [d’Israël]. Ben Gourion définit comme politique la nécessité de détruire [les villages] pour qu’ils n’aient nulle part où revenir. C’est-à-dire, tous les villages arabes, dont la plupart étaient dans [la zone couverte par] le Commandement Central, pour la plupart."
Lev Tov : "Ceux qui étaient encore debout ?"
Tamir : "Ceux qui n’étaient pas encore habités par des Israéliens. Il y avait des endroits où nous avions déjà installés des Israéliens, comme Zakaryya ou d’autres. Mais la plupart étaient encore des villages abandonnés."
Lev Tov : "Ils étaient debout ?"
Tamir : "Debout. Il était nécessaire qu’il n’y ait aucun endroit où ils puissent revenir, j’ai donc mobilisé tous les bataillons d’ingénierie du Commandement central et en moins de 48 heures, tous ces villages se sont retrouvés par terre. Point. Il n’y avait plus aucun endroit où revenir."
Lev Tov : "Sans hésitation, j’imagine."
Tamir : "Sans hésitation. C’était la politique. J’ai mobilisé, je l’ai portée et je l’ai fait."
Des caisses dans les chambres fortes
La chambre forte du Centre de documentation et de recherche Yad Yaari est au sous-sol. Dans cette petite salle sécurisée s’empilent des caisses de documents classifiés. Les archives abritent des documents du mouvement Hashomer Hatzair [7], du mouvement Kibbutz Ha’artzi [8], du Mapam et d’autres organisation comme la Paix Maintenant.
Le directeur des archives, Dudu Amitai, est également président de l’Association israélienne des archivistes. Selon lui, le personnel du Malmab a régulièrement visité les archives entre 2009 et 2011. Les employés racontent que les équipes du département de la sécurité - deux retraités du ministère de la Défense sans aucune expertise sur les archives - faisaient leur apparition deux à trois fois par semaine. Ils cherchaient des documents qui répondaient au mots-clés "nucléaire", "sécurité" et "censure" tout en passant énormément de temps sur la Guerre d’indépendance et ce qui était arrivé aux villages arabes d’avant 48.
"Finalement, ils nous ont présenté un résumé qui stipulait qu’ils avaient repéré quelques dizaines de documents sensibles", raconte Dudu Amitai. "Généralement, nous ne séparons pas les fichiers, des dizaines de fichiers dans leur intégralité ont donc été mis au coffre et supprimé du catalogue public." Sachant qu’un fichier peut contenir plus de 100 documents.
Un de ces dossiers concerne le gouvernement militaire qui administra les vies des citoyens arabes israéliens de 1948 à 1966. Pendant des années, ces fichiers ont été entreposés dans un même coffre, inaccessibles aux chercheurs. Récemment, à la faveur d’une demande du professeur Gadi Algazi, un historien de l’université de Tel-Aviv, Dudu Amitai a examiné le fichier lui-même et estimé qu’il n’y avait aucune raison de ne pas l’ouvrir, malgré l’avis du Malmab.
Selon Gadi Algazi, il pouvait y avoir plusieurs raisons pour que le Malmab décide de classer le fichier. Une d’entre elles a à voir avec une annexe secrète qui porte sur le fonctionnement du gouvernement militaire. Ce texte traite principalement de la lutte pour la terre entre l’État et les citoyens arabes et finalement très peu de questions de sécurité.
Une autre raison de classer ces fichiers est un rapport de 1958 du comité ministériel qui supervisait le gouvernement militaire. Dans une des annexes secrètes, le colonel Mishael Shaham, un haut-gradé du gouvernement militaire, explique que si la loi martiale est maintenue, c’est par nécessité de réduire l’accès des citoyens arabes au marché du travail et d’empêcher le rétablissement des villages détruits.
Une troisième explication concerne les témoignages historiques inédits sur l’expulsion des Bédouins. À la veille de la création d’Israël, près de 100 000 Bédouins vivaient dans le Néguev. Trois ans plus tard, ils étaient moins de 13 000. Dans les années qui ont précédé et pendant la Guerre d’indépendance, nombre d’opérations d’expulsion ont été menées dans le sud du pays. Les observateurs des Nations-Unies ont rapporté un cas d’expulsion de 400 Bédouins de la tribu Azazma en citant des témoignages selon lesquels des tentes avaient été brûlées. La lettre produite dans le dossier classifié décrit un cas similaire d’expulsion perpétré fin 1956 et relaté comme suit par le géologue Avraham Parnes :
“Il y a un mois, nous voyagions près du cratère Ramon. Les Bédouins de la région de Mohila vinrent à notre rencontre avec leurs troupeaux et leurs familles et nous offrirent de rompre le pain avec eux. Je répondais que nous avions beaucoup de travail et que nous n’avions pas le temps. Au cours de la semaine, nous sommes revenus vers Mohila. À la place des Bédouins et de leurs troupeaux régnait un silence de mort. Des centaines de carcasses de chameaux jonchaient le sol. Nous apprîmes que trois jours auparavant, l’armée israélienne avait ’chopé’ les Bédouins, que leurs troupeaux avaient été détruits - les chameaux par balles, les moutons par grenades. Un des Bédouins qui commençait à protester fut tué, tous les autres prirent la fuite."
Le témoignage continue : "Deux semaines auparavant, on leur a ordonné de rester là où ils étaient, ensuite ils ont reçu l’ordre de partir et pour accélérer les choses, 500 têtes ont été abattues ... L’expulsion a été exécutée ’efficacement’." La lettre continue avec le témoignage qu’un soldat a livré à Parnes : "Ils ne partiront pas tant que nous n’aurons pas piéger leurs troupeaux. Une jeune fille d’à peu près 16 ans s’est approchée de nous. Elle portait un collier de perles de serpents en laiton. Nous avons arraché le collier et chacun de nous a pris une perle en souvenir."
La lettre a d’abord été envoyée à MK Yaakov Uri, du Mapaï (l’ancêtre du Parti travailliste), qui l’a transmise au ministre du Développement Mordechai Bentov (Mapam). "Cette lettre m’a choqué", écrivit Uri à Bentov. Ce dernier fit circuler la lettre à tous les ministres du cabinet, en signalant : "Selon moi, le gouvernement ne peut simplement pas ignorer les faits relatés dans cette lettre." Mordechai Bentov ajoute que, à la lumière du contenu terrifiant de la lettre, il demande à des experts en sécurité de vérifier sa crédibilité. Ils doivent confirmer que ce contenu "se conforme pour l’essentiel à la vérité."
L’excuse du nucléaire
Ce fut pendant le mandat de l’historien Tuvia Friling à la tête des archives nationales, entre 2001 et 2004, que le Malmab a effectué sa première incursion dans les archives. Ce qui a commencé comme une opération pour éviter la fuite de secrets sur le nucléaire, dit-il, s’est transformé avec le temps, en un gigantesque projet de censure.
"J’ai démissionné au bout de trois ans, en partie à cause de ça", explique le professeur. "La classification des documents sur l’émigration des Arabes en 1948 est précisément un exemple de ce que j’appréhendais à ce poste. Le système de stockage et d’archivage n’est pas une branche des relations publiques d’un État. Si quelque chose vous déplaît, et bien, c’est comme ça. Une société saine apprend aussi de ses erreurs."
Pourquoi Tuvia Friling a-t-il autorisé le ministère de la Défense à accéder aux archives ? Parce que, dit-il, il avait l’intention de permettre au public d’accéder à ces documents via internet. Dans des discussions sur les conséquences de la numérisation de ce matériel, on avait craint que les références faites à "un certain sujet" puissent être rendues publiques par erreur. Ce sujet, évidemment, était le projet nucléaire israélien. Friling insiste sur le fait que la seule autorisation délivrée au Malmab portait sur ce sujet.
Or l’activité du Malmab n’est qu’un exemple d’un problème plus large, selon lui : "En 1998, la confidentialité des [plus vieux documents] du Shin Beth et du Mossad est arrivée à expiration. Pendant des années, les deux institutions ont méprisé le chef des archives. Quand j’ai repris le poste, ils ont demandé à ce que la confidentialité soit prorogée [de 50] à 70 ans, ce qui est ridicule - le gros des archives pouvait être ouvert."
En 2010, la période de confidentialité a été étendue à 70 ans ; en février dernier, cette période a une nouvelle fois été rallongée à 90 ans, malgré l’opposition du Conseil suprême des Archives. "L’État peut imposer la confidentialité sur certains de ces documents", explique Tuvia Friling. "La question est de savoir si le problème de la sécurité ne sert pas de couverture. Dans beaucoup de cas, c’est déjà devenu une plaisanterie."
Selon Dudu Amitai, les règles de la confidentialité imposées par le ministère de la Défense doivent être interrogées. Pendant son mandat, dit-il, un des documents a été placé sous scellé par ordre d’un général de l’armée pendant une trêve dans la Guerre d’indépendance pour que ses troupes s’abstiennent de tout viol et pillage. Dudu Amitai a l’intention d’accéder aux documents, principalement ceux de 1948, et d’ouvrir tout ce qui est possible. "Nous le ferons avec précaution et responsabilité mais en admettant que l’État d’Israël doit apprendre à faire face aux aspects les moins plaisants de son histoire."
Contrairement à Yad Yaari, où le personnel du ministère ne se rend plus, il continue de lire attentivement les documents de Yad Tabenkin, le centre de recherches du mouvement United Kibbutz. Son directeur, Aharon Azati, a trouvé un accord avec les équipes du Malmab selon lequel les documents qui seront mis sous scellé le seront seulement s’il est convaincu que c’est justifié. Mais à Yad Tabenkin aussi, le Malmab a élargi ses recherches au-delà du dossier nucléaire pour y inclure des entretiens menés par des archivistes avec d’anciens membres du Palmach et a même consulté longuement du matériel historique sur l’histoire des colonies dans les territoires occupés.
Par exemple, le Malmab a montré un intérêt particulier pour un livre en hébreu intitulé "Une décennie de discrétion : la politique de colonisation dans les territoires, 1967-1977", publié par Yad Tabenkin en 1992 et écrit par Yehiel Admoni, le directeur du département de la colonisation à l’Agence juive pendant la période couverte par son ouvrage. Son ouvrage évoque un projet pour implanter les réfugiés palestiniens dans la vallée du Jourdain et pour arracher 1 540 familles de Bédouins de la région de Rafah pour les installer dans la bande de Gaza en 1972, une opération qui incluait l’étanchéification des puits par l’armée israélienne. Ironie de l’histoire, dans le cas des Bédouins, Admoni cite le ministre de la Justice Yaakov Shimshon Shapira : "Il n’est pas nécessaire de pousser trop loin la logique sécuritaire. L’épisode des Bédouins n’est pas un épisode glorieux de l’histoire d’Israël."
- Photo : UNRWA
Selon Azati, "nous nous dirigeons de plus en plus vers un resserrement des rangs. Même à l’ère de l’ouverture et de la transparence, il semblerait que certaines forces ont choisi la direction opposée."
Confidentialité non autorisée
Il y a environ un an, le conseiller juridique des Archives nationales, l’avocate Naomi Aldouby, a rédigé une tribune qu’elle a titrée : "Des fichiers fermés sans autorisation aux archives". Selon elle, la politique d’accessibilité aux archives nationales est exclusivement l’affaire du directeur de chaque institution.
Cependant, malgré cet avis, dans la grande majorité des cas, les archivistes qui ont subi les décisions infondées du Malmab n’ont pas soulevé d’objections - ceci jusqu’en 2014, quand des membres du ministère de la Défense ont débarqué à l’Institut Harry S.Truman à l’Université hébraïque de Jérusalem. À la surprise des visiteurs, leur demande d’examen des archives - dont les collections de l’ancien ministre et diplomate Abba Eban et du Major général (réserviste) Schlomo Gazit - a été refusée par le directeur d’alors, Menahem Blondheim.
"Je leur ai dit que les documents en question dataient de décennies et que je doutais qu’il y ait quelque problème de sécurité qui justifie d’en restreindre l’accès aux chercheurs. Et s’il y avait ici un témoignage sur l’empoisonnement des puits pendant la Guerre d’indépendance, rétorquèrent-ils ? Très bien, dis-je, alors ces personnes doivent être traduites en justice."
Le refus de Menahem Blondheim a provoqué une réunion au sommet, parce que cette fois il avait eu une attitude différente et des menaces explicites avaient été proférées. Pour finir, les deux parties ont trouvé un accord.
Benny Morris n’est pas étonné des agissements du Malmab. "J’étais au courant. Pas officiellement, personne ne me l’a dit directement mais j’y ai été confronté quand j’ai découvert que des documents que j’avais déjà consultés étaient aujourd’hui sous scellés. Ces documents de l’armée que j’ai utilisés pour étudier ce qui s’est passé à Deir Yassin sont aujourd’hui au coffre. Quand je suis arrivé pour les consulter, je n’ai pas été autorisé à voir l’original, j’ai donc signalé dans les notes de bas de page [de mon article] que les Archives nationales m’avait refusé l’accès à des documents que j’avais publiés 15 ans auparavant."
L’affaire Malmab n’est qu’un exemple de la bataille pour l’accès aux archives en Israël. Selon le directeur exécutif de l’institut Akevot, Lior Yavne, "les archives de l’armée, les plus importantes du pays, sont scellées hermétiquement. Seul 1% de leur contenu est disponible. Les archives du Shin Beth qui contiennent des documents d’une grande importance [pour la recherche] sont totalement scellées, sauf une poignée d’entre eux."
Un rapport rédigé par Yaacov Lozowick, l’ancien directeur des Archives nationales, à sa retraite, fait référence à l’emprise de l’institution de défense sur les archives du pays. "Une démocratie ne doit pas dissimuler des informations susceptibles d’embarrasser l’État. Dans la pratique, les forces de sécurité, et d’une certaine manière tout le système de relations extérieures, interfèrent dans le débat public", écrit-il.
Les partisans de la dissimulation avancent plusieurs arguments cités par Yaacov Lozowick : "La révélation de ces faits pourraient fournir à nos ennemis une sorte de bélier contre nous et affaiblir la détermination de nos alliés ; elle est susceptible de provoquer un soulèvement de la population arabe. Révéler ce qui s’est passé jouerait contre les arguments de l’État devant un tribunal. Enfin, ce qui sera révélé pourrait être considéré comme des crimes de guerre commis par Israël. Pourtant, aucun de ces arguments ne tient. Il s’agit juste d’une tentative pour cacher la vérité historique afin de livrer une version plus convenable", écrit-il.
La version du Malmab
Yehiel Horev a été le gardien des secrets défense pendant plus de 20 ans. Il a dirigé le département de la sécurité du ministère de la Défense de 1986 à 2007 et s’est évidemment tenu à l’écart des feux de la rampe. Il a tout de même à son actif d’avoir accepté de parler à Haaretz du projet sur les archives.
"Je ne me souviens pas quand ça a commencé mais je sais que c’est moi qui étais là. Si je ne me trompe pas, cela a commencé quand des personnes ont voulu publier des documents archivés. Nous avons dû constituer des équipes pour examiner tout ce qui sortait", explique-t-il.
Haaretz : Nos conversations avec les directeurs des archives montrent clairement que bon nombre des documents pour lesquels la confidentialité a été imposée ont trait à la Guerre d’indépendance. Cacher les événements de 1948 fait-il partie des objectifs du Malmab ?
Yehiel Horev : "Qu’est-ce que ça veut dire ’faire partie des objectifs’ ? Le sujet est considéré selon qu’il peut ou non menacer les relations extérieures d’Israël et son système de défense. Ce sont les critères et je pense qu’ils sont toujours d’actualité. Il n’y a plus jamais eu la paix depuis 1948. Je peux me tromper mais à ma connaissance, le conflit israélo-arabe n’a pas été résolu. Alors quoi, certains sujets restent problématiques."
Si les événements de 1948 n’étaient pas connus, on pourrait se demander si cette approche est la bonne. Ce n’est pas le cas. De nombreux témoignages et études ont été publiés sur l’histoire du problème des réfugiés. Quel est l’intérêt de cacher des choses ?
"La question est de savoir si ça peut nous nuire ou pas. C’est un sujet très sensible. Tout n’a pas été publié sur la question des réfugiés et il y a différentes narrations. Certains diront qu’il n’y a pas eu de fuite, seulement des expulsions. D’autres soutiendront qu’ils ont fui. Ce n’est pas tout noir ou tout blanc. Il y a une différence entre fuir et être expulsé de force. Ça donne une image différente. Je ne peux pas dire aujourd’hui si cela mérite une confidentialité totale mais c’est un sujet qui doit évidemment être discuté avant de décider de la publication de tel ou tel document."
Pendant des années, le ministère de la Défense a imposé la confidentialité d’un document détaillé décrivant les raisons du départ de ceux qui sont devenus des réfugiés. Benny Morris a déjà écrit sur le document. Quelle est donc la logique de le cacher ?
"Je ne vois pas de quel document vous parlez mais s’il le cite et que le document n’est pas là [où le dit Benny Morris] alors ce qu’il dit n’est pas solide. S’il dit avoir le document en sa possession, je peux discuter. Mais s’il dit que c’est écrit là, cela peut être faux comme cela peut être vrai. Si ce document était publié tout en étant sous scellés aux archives, alors c’est de la folie. Mais si quelqu’un le cite - il y a une différence comme entre jour et nuit sur la validité de la preuve apportée."
Dans ce cas, nous parlons du spécialiste le plus cité sur la question des réfugiés palestiniens.
"Le fait que vous parliez de spécialiste ne m’impressionne pas. Je connais des universitaires qui disent n’importe quoi sur des sujets que je connais de A à Z. Quand l’État impose la confidentialité, les travaux publiés sont affaiblis s’ils ne disposent pas des documents."
Mais sceller des documents sur la base de notes de bas de page de certains ouvrages n’est-il pas une tentative de refermer la porte de l’étable une fois que le cheval s’est enfui ?
"Je vous ai donné un exemple pour vous dire que ce n’est pas le cas. Si quelqu’un écrit que le cheval est noir et que le cheval n’est pas sorti de l’étable, vous ne pouvez pas prouver qu’il est réellement noir."
Il y a des avis juridiques qui établissent que l’activité du Malmab sur les archives est illégale et non autorisée.
"Si je sais qu’une archive renferme du contenu classé secret, je suis habilité à appeler la police pour le confisquer. Je peux aussi avoir recours aux tribunaux. Je n’ai pas besoin de l’autorisation des archivistes. Si c’est du contenu classé secret, j’ai l’autorité pour agir. Et malgré cela, je ne vous dirai pas que tout ce qui est classé secret est justifié à 100%."
Le ministère de la Défense a refusé de répondre aux questions portant sur les conclusions de cette enquête en faisant la réponse suivante : "Le directeur de la sécurité de la Défense agit en vertu de sa responsabilité à protéger les secrets de l’État et sa sécurité. Le Malmab ne fournit pas de détails sur ses activités ou ses missions."
Traduit de l’anglais original par EM pour l’AFPS