Les attaques à l’encontre de l’Unrwa ont été un « fil rouge » de tous les gouvernements israéliens depuis les années 50, car l’agence onusienne est devenue aux yeux du peuple palestinien le symbole vivant des aspirations des réfugiés au retour dans leurs foyers. Mais elles s’intensifient, depuis quelques mois, dans la perspective d’une éventuelle reprise des pourparlers. Témoin privilégié des conditions de vie dramatiques dans les camps de l’intérieur et de l’exil, l’Unrwa, en tant qu’organe subsidiaire, a toujours souffert de son mandat temporaire et « humanitaire » qui l’empêche de planifier sur le long terme et d’intervenir sur les questions politiques, telles que le droit au retour. En particulier au Liban, où l’agence affronte les plus grandes difficultés.
Petit à petit, au sein des communautés de réfugiés, s’opère une différence entre le « ta’hîl » (l’amélioration des conditions de vie) et le « tawtin » (l’installation définitive).
PLP : Le processus de délégitimation de l’Unrwa par l’Etat d’Israël ne date pas d’hier, mais il semble s’accélérer. Quels en sont les enjeux et la finalité ?
Jalal Husseini [1] : Il n’y a rien de nouveau dans ces tentatives de délégitimation. Depuis la fin des années 50, quand il est apparu de façon évidente que le mandat temporaire de l’Unrwa allait se perpétuer tant que le problème des réfugiés ne serait pas réglé, Israël n’a pas cessé de s’attaquer à l’Unrwa. Il y a plusieurs raisons à cela, dont une essentielle : l’Unrwa, agence onusienne, est devenue aux yeux du peuple palestinien le symbole vivant des aspirations des réfugiés au retour à leurs foyers, et par là même un symbole du drame que vivaient ces réfugiés déracinés. En s’attaquant à l’Unrwa, on délégitime donc le droit au retour. C’est le fil rouge des attitudes des différents gouvernements israéliens vis-à-vis de l’Unrwa depuis la fin des années 50. Mais à chaque fois qu’Israël s’est trouvé confronté militairement à l’OLP et aux réfugiés (par exemple lors de l’invasion du Liban en 1982 et durant les deux Intifada dans les territoires occupés) ces attaques ont augmenté, car outre le rôle symbolique éminemment politique joué par l’Unrwa, celle-ci constituait un témoin gênant tout en servant de facto d’infrastructure de soutien aux réfugiés en armes.
Pourquoi cette accélération actuelle des attaques israéliennes ? Pour deux raisons. D’abord, on voit bien que Sharon essaye d’imposer une solution unilatérale au conflit israélo-palestinien : s’en prendre à l’Unrwa, c’est d’ores et déjà se placer dans une position de force dans la perspective de la reprise des pourparlers de paix. L’écroulement de l’Autorité palestinienne est un autre facteur explicatif. On sent bien que les nouveaux dirigeants palestiniens sont beaucoup moins exigeants concernant le respect des droits des réfugiés au retour et à la compensation, ce qui ne peut que renforcer l’importance politique de l’Unrwa et de ses services en tant que symboles vivants de ces droits. Israël entend imposer au plus vite son opinion du règlement de la question des réfugiés, sous la forme de leur réinstallation permanente et sans frais dans leurs lieux d’exil actuels....
PLP : Les récentes accusations israéliennes à l’encontre de l’Unrwa - les infrastructures de l’Agence seraient utilisées par les auteurs d’attentats - comme la mise en cause du Commissaire général Peter Hansen en personne, marquent-elles le franchissement d’une nouvelle étape dans la crise avec l’ONU ? Quelle lecture faites-vous des derniers développements ?
J.H. : Là encore, rien de nouveau. Lorsque surviennent des combats dans un camp - or c’est là que sont concentrées l’essentiel des installations de l’Unrwa - les équipements de l’agence deviennent de facto des enjeux militaires dont se servent les combattants de part et d’autre. Les écoles en particulier deviennent des lieux stratégiques permettant le contrôle du camp. Ce fut aussi le cas au Liban lors des différentes phases de la guerre civile et de l’invasion israélienne.
PLP : Mais il y a également l’arrestation par les forces israéliennes des employés de l’Unrwa...
J.H. : Depuis le début de l’occupation en 1967, les Israéliens ne se sont jamais gênés pour arrêter des membres du personnel de l’Unrwa en plein exercice de leur profession sous le prétexte que tel enseignant ou tel médecin était un militant affilié à des organisation de résistance à l’occupation ou un « terroriste ». A ce sujet, le rapport annuel de l’Unrwa contient un chapitre où sont consignées les violations de droit international commises par Israël par le biais de l’arrestation illégale de ses employés, des contraintes à leur liberté de mouvement et aux incursions armées dans les enceintes de ses bâtiments officiels. Il faut souligner que les autres pays hôtes (la Jordanie, la Syrie et le Liban) se font aussi parfois épingler pour entrave aux opérations de l’Unrwa, mais beaucoup moins régulièrement et leurs infractions sont bien moins graves que celles commises par les forces israéliennes.
PLP : A vous écouter, il n’y a donc rien de nouveau en soi. Or durant la dernière crise, en octobre, les autorités israéliennes ont empêché Peter Hansen de se rendre à une conférence régionale à Amman. C’est sans précédent.
J.H. : Effectivement. Il s’agissait là pour les Israéliens de punir le Commissaire général de l’Unrwa pour ses attaques très virulentes contres les opérations de l’armée israélienne dans les camps de réfugiés de Gaza en septembre et octobre dernier. En outre, pour la première fois, Hansen a admis la présence probable au sein du personnel de son agence de membres du Hamas. Mais les Israéliens font là preuve d’une grande hypocrisie : comment ils le savent pertinemment, il est impossible d’éviter le recrutement de militants politiques, voire de « terroristes », parmi les quelque
13.000 employés locaux de l’Unrwa dans les territoires occupés.
PLP : L’Unrwa a toujours engagé son personnel sans se préoccuper de son affiliation politique...
J.H. : A ce sujet, des règles très précises existent depuis les années soixante, quand l’OLP a émergé sur la scène internationale : toute personne engagée par l’Unrwa est libre de ses opinions politiques, mais son action politique ne doit pas porter préjudice à l’agence : l’employé fait ce qu’il veut, à partir du moment où son comportement ne nuit pas à la bonne marche des opérations de l’Unrwa. En dehors des heures de travail, l’employé Unrwa peut donc être membre d’un mouvement politique à condition que son engagement ne porte préjudice à l’Unrwa et à son statut d’agence onusienne. Cela exclut tout engagement militant actif par le biais de prises de parole dans des lieux publics par exemple, ou la participation à des élections. Les employés qui se sont présentés aux élections législatives palestiniennes de 1996 ont ainsi dû démissionner. Ceux qui n’ont pas été élus ont pu être réengagés par la suite. En Jordanie, en Syrie et au Liban, le recrutement du personnel a parfois été soumis à l’approbation des autorités locales, en particulier lors de périodes de tension entre ces dernières et l’OLP.
PLP : La mobilisation de l’Unrwa pour reloger des milliers de réfugiés dont les maisons ont été détruites dans la bande de Gaza, comme son effort particulier pour pallier la grave insécurité alimentaire consécutive à l’effondrement de l’économie palestinienne, ne dispensent-is pas in fine Israël d’avoir des comptes à rendre en tant que puissance occupante ? Finalement, l’aide humanitaire d’urgence ne permet-elle pas indirectement la poursuite du conflit ?
J.H. : Cette question a fait l’objet de débats au sein des organisations internationales qui opèrent en Cisjordanie et à Gaza dans le cadre de l’Intifada. Le dilemme est le suivant : si l’aide d’urgence distribuée aux Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza est vraiment utile, elle n’en rend pas moins plus « acceptables » les attaques israéliennes et elle permet aux Israéliens de ne pas avoir à assumer le coût humanitaire de leurs opérations militaires. Ce débat a conduit le CICR à stopper ses distributions de nourriture fin 2003.
La question du retrait de l’Unrwa ne se pose pas en tant que telle, pour plusieurs raisons. D’une part, à cause de son rôle politique en tant que double symbole de la souffrance et des droits bafoués des réfugiés palestiniens : cet aspect est beaucoup plus important que son pendant négatif qui permet à Israël d’échapper à certaines de ses responsabilités. De plus, le rôle opérationnel de l’Unrwa est déterminant dans les secteurs clefs de l’éducation et de la santé. Là, les enjeux sont tels que l’Unrwa se doit de continuer son action. Son retrait créerait une catastrophe sans précédent, et ce serait alors les réfugiés qui se soulèveraient contre elle, l’accusant de se désengager du rôle socio-économique - et politique - qui lui a été confié par les Nations unies tant que leurs droits ne sont pas respectés.
PLP : Selon la Banque mondiale, la crise économique à Gaza et en Cisjordanie est « l’une des plus graves récessions de l’histoire moderne, comparable à la grande dépression des années 30 ». Quels nouveaux défis cette paupérisation galopante pose-t-elle à l’Unrwa ?
J.H. : Les destructions liées au déroulement de l’Intifada ont créé des besoins énormes au sein de la population réfugiée et non-réfugiée, accentuant les pressions sur l’Unrwa. Alors qu’au départ, jusqu’à fin 2001, les donateurs avaient bien répondu aux appels de fonds d’urgence lancés par l’agence pour faire aux interventions humanitaires nouvelles, le déficit sur ce type de secours s’est creusé depuis deux ans. Ces lacunes financières ont aussi eu des conséquences sur les programmes réguliers de l’agence, soit la santé, l’éducation et les services sociaux. C’est l’ensemble des activités de l’Office qui se trouve aujourd’hui en péril.
PLP : Concrètement, l’effectivité de ces autres services est-elle remise en cause ? N’assiste-t-on pas, par exemple, à l’aggravation des conditions d’exercice des enseignements à l’intérieur des écoles ?
J.H. : Ce phénomène est plus ancien, mais il s’est effectivement aggravé en raison des bouclages répétés, de l’état de guerre, et des destructions. Au niveau de l’infrastructure, l’agence a besoin de plus en plus d’argent pour maintenir ses équipements en état de fonctionnement et reconstruire les écoles et les dispensaires endommagés lors des combats. Or, dans les années 90, dans le cadre du processus de paix, l’Unrwa avait vu son mandat se réorienter vers une vocation plus développementiste destinée à améliorer durablement les conditions de vie des réfugiés, dans les camps plus particulièrement. Aujourd’hui, comment parler de réhabilitation et de développement des camps lorsqu’il s’agit de reconstruire ce qui est détruit ? De ce point de vue, on revient au moins quinze ans en arrière, voire plus.
Quant à l’éducation, qui est le principal secteur d’activité de l’Unrwa, la dégradation du niveau de l’instruction dans les territoires occupés a commencé dès le lendemain des accords d’Oslo de 1993, alors que l’on prévoyait un règlement définitif du problème des réfugiés, et donc l’auto-dissolution de l’Unrwa, à l’horizon 1999. C’est à ce moment-là que le statut des enseignants a changé : la durée des contrats fut ramenée à un an, sans sécurité sociale ni plan de retraite. En conséquence, seuls les professeurs ne pouvant trouver de postes ailleurs se sont portés candidats, ce qui s’est traduit par une détérioration de la qualité de l’enseignement. L’année dernière, le Commissaire général a tenté de redresser la barre en tentant de rendre les contrats d’embauche plus attrayants.
PLP : Qu’entendez-vous par « attrayants » ?
J.H. : Dès sa création, la règle pour l’Unrwa a été d’offrir des salaires équivalents, et si possible plus élevés, que ceux des écoles gouvernementales, et de faire bénéficier ses employés de fonds de retraite, considérés comme plus fiables que les systèmes locaux. Il y avait de plus le prestige de travailler pour une agence onusienne. A partir du moment où les conditions de contrat sont devenues défavorables, pour décourager la demande, la crise dans l’éducation s’est doublée d’une chute de qualité. Cette situation vaut pour les territoires occupés. En Syrie, par exemple, les écoles de l’Unrwa restent d’un meilleur niveau que celui des écoles gouvernementales.
PLP : Venons-en à la situation des réfugiés au Liban, particulièrement dégradée. Face à l’impossibilité pour l’Autorité palestinienne de protéger - même a minima - les intérêts de la population réfugiée des camps de l’exil, l’Unrwa n’est-elle pas confrontée à une responsabilité particulière, qui soulève notamment la question de l’élargissement de son mandat ?
J.H. : L’Unrwa est la dernière infrastructure sociale d’envergure dont disposent les réfugiés palestiniens résidant au Liban. Contrairement à la Jordanie, où beaucoup de réfugiés s’en détournent pour se tourner vers les services gouvernementaux et le secteur privé, au Liban, ils n’ont pas ce choix : depuis l’écroulement de toutes les structures de l’OLP dans les camps de Beyrouth, du Nord et du Sud du Liban, l’Unrwa est la seule institution à même de couvrir leurs besoins en matière de santé, d’éducation et de services sociaux. Mais l’agence se trouve confrontée à l’immense défiance des Libanais, toutes confessions, origines et organisations politiques confondues, qui la soupçonnent de participer à l’installation permanente des réfugiés. Et cela quand bien même les réfugiés sont traités comme des étrangers et que plus de soixante-dix métiers leur sont interdits. Les entraves posées par les autorités libanaises à la bonne marche de l’action de l’Unrwa sont nombreuses. Pendant plus de sept ans, on lui a, par exemple, interdit d’acheminer du matériel de construction dans les camps du Sud. La seule réalisation nouvelle de l’Unrwa au Liban, dans les années 90, a été la construction et la gestion de quatre écoles secondaires. Ordinairement, sur ses cinq zones opérationnelles, l’agence ne gère que le primaire et le préparatoire. Cette exception libanaise est due à la situation générale et au fait que beaucoup de réfugiés n’ont pas accès aux écoles publiques libanaises. Depuis, aucun autre programme particulier n’a été possible. Chaque fois que l’Unrwa essaye de proposer une solution d’envergure aux autorités libanaises, elle se heurte à un refus ferme de leur part.
Les représentants libanais ont généralement justifié leur attitude discriminatoire en invoquant pêle-mêle la situation sécuritaire chaotique à l’intérieur des camps, l’équilibre confessionnel sur lequel est basée la vie politique libanaise et, surtout, le nécessité de préserver le droit au retour des réfugiés palestiniens. Une attitude rigide, qui est de plus en plus critiquée par la communauté internationale, y compris les pays arabes.
PLP : N’y a-t-il pas là une formidable hypocrisie à amalgamer un minimum d’amélioration des conditions vitales d’existence à des mesures politiques d’intégration définitive (« tawtin ») ? Que répond l’Unrwa ?
J.H. : L’Unrwa en tant qu’agence humanitaire, dont les opérations nécessitent l’agrément des autorités hôtes, ne peut rien faire sinon déplorer la situation dramatique des réfugiés dans le pays. Mais ce qui est intéressant ces dernières années, c’est l’irritation grandissante que provoque l’attitude libanaise en Jordanie, en Palestine et même en Syrie. Sans aller jusqu’à tancer publiquement les autorités libanaises, ils conservent un silence total face à leur attitude, ce qui équivaut à une désapprobation. En même temps, tant les Syriens que les Jordaniens et l’Autorité palestinienne ont énormément développé leur degré de collaboration avec l’Unrwa au cours de ces dernières années.
PLP : En attendant, les réfugiés palestiniens du Liban sont séquestrés dans leurs camps et livrés à eux-mêmes. Comment les gens survivent-ils concrètement ?
J.H. : Ils vivent extrêmement mal. Mais il existe des stratégies de survie que, paradoxalement, les autorités libanaises soutiennent parfois. Ainsi, ces autorités, craignant que les camps et autres concentrations de Palestiniens ne deviennent des foyers d’agitation politique et sociale, approchent-elles régulièrement les organisations d’entraide œuvrant en milieu palestinien afin de leur demander d’orienter leurs efforts en matière de formation professionnelle vers tel ou tel secteur d’activité pour lequel elles prévoient un déficit de main-d’œuvre. Certes, ce ne sont que des petits métiers : mécanicien, électricien, soudeur etc., que les réfugiés pratiquent le plus souvent au noir, mais qui leur permettent de survivre.
PLP : Tout projet de réhabilitation d’envergure des camps de réfugiés palestiniens est-il systématiquement interprété par les pays d’accueil comme un moyen détourné d’œuvrer pour leur intégration définitive ? Comment réagissent et s’organisent les principaux concernés ?
J.H. : Au sein des communautés de réfugiés s’opère progressivement une différence entre « ta’hîl » - qui signifie l’amélioration des conditions de vie - et « tawtin » qui signifie l’installation définitive, soit le renoncement définitif au retour vers les foyers d’origine. Cette prise de conscience a été très graduelle, émergeant au gré des expériences vécues par les Palestiniens dans leurs différents pays d’accueil. En Cisjordanie par exemple, les réfugiés étaient jusque dans les années 80 absolument opposés à tout projet de réhabilitation de leurs camps. Le camp devait rester le témoin de la permanence du problème politique des réfugiés. Aussi le plan israélien de 1982 visant au démantèlement des camps et leur transformation en quartiers réguliers provoqua-t-il une fronde généralisée. En même temps, c’est à cette époque qu’une réflexion sur le tawtin a commencé à se développer à l’intérieur des camps. A partir du moment où l’Unrwa et le camp, en tant qu’espaces privilégiés de la cause des réfugiés, étaient préservés, il n’était pas forcément nécessaire de vivre mal pour garantir le droit au retour. Cette réflexion s’est étendue à l’ensemble du Proche-Orient, conduisant aujourd’hui à une claire dissociation entre les concepts de tawtin et de ta’hîl.
Les réfugiés palestiniens réclament aujourd’hui l’amélioration significative de leurs conditions de vie, sans pour autant que les camps soient démantelés et que leurs habitants en soient déplacés collectivement. Cette évolution a eu des incidences bénéfiques sur l’infrastructure physique des camps. Sauf au Liban et dans ceux des camps des territoires occupés affectés par les opérations militaires israéliennes, on a assisté à l’électrification des camps, l’aménagement des infrastructures sanitaires, et à la réhabilitation de l’habitat. Ces améliorations ont été entreprises par l’Unrwa et les pays d’accueil avec la pleine participation des réfugiés. En Jordanie en particulier, tous les camps ont l’électricité, l’eau courante, des égouts souterrains, etc. Ce sont certes toujours de lieux de précarité surpeuplés, mais leurs habitants ont un accès direct aux services de base. En Syrie également, de plus en plus de projets pilotes voient le jour, comme celui du camp de Nayrab, près d’Alep, où un certain nombre de réfugiés ont été relogés en dehors de l’espace du camp dans des maisons modèles afin de permettre sa réhabilitation. C’est là une opération concertée de déplacement de réfugiés et cela ne s’était jamais vu auparavant. Le tawtin, aujourd’hui, cela signifie concrètement la démolition de tous les camps préalablement à tout accord de paix, ou encore la signature par le négociateur palestinien de la fin du droit au retour.
PLP : Vous semblez dire qu’il y a une prise de conscience et un changement de mentalité partout sauf au Liban. On comprend mal que les organisations populaires de réfugiés ne se saisissent pas davantage du ta’hïl...
J.H. : Ils essayent. Chaque organisation a sa propre ONG et de nombreux vétérans du FPLP et du FDLP par exemple ont créé leur propre ONG. Mais ils restent des novices dans ce domaine et ces activités leur permettent surtout de continuer à recevoir des subsides et, au-delà, de bénéficier d’une certaine légitimité au sein de leur communauté. Ils ont leurs jardins d’enfants, leurs projets de réhabilitation, etc., mais leurs capacités financières et techniques restent limitées. Les autorités libanaises ne leur facilitent pas la tâche en les empêchant d’agir à leur guise en dehors des camps.
PLP : Mais il s’agit d’une bataille politique... Comment porter la contradiction au sein de la classe politique libanaise qui se sert du tawtin pour ses raisons propres et pour continuer à traiter les réfugiés palestiniens comme des parias, déniés de tout droit ?
J.H. : Il est difficile pour les réfugiés de porter la contradiction au sein de la classe politique libanaise puisque leur poids politique est actuellement très faible. Depuis 1982, et en particulier depuis Oslo, en 1993, les ONG et les militants palestiniens se sont vus complètement abandonnés par une direction palestinienne focalisée sur la construction étatique en Cisjordanie et à Gaza. Dans certains cas, Yasser Arafat a apporté son soutien à des chefs sur le terrain et on a alors parlé du retour du Fatah dans les camps - mais il s’est agi là d’apports négligeables. Les organisations de l’OLP ont peu de moyens, peu d’expérience, et surtout peu de soutiens politiques locaux. Mis à part quelques ONG privilégiées, organisées au sein d’un forum, la société civile palestinienne au Liban est dans la même situation. Les gens sont désemparés et il y a une panne de pensée stratégique et de structuration. Tant que les autorités libanaises ne permettront pas le développement et l’ouverture des camps, ces efforts resteront éparpillés.
PLP : La création de l’Unrwa, il y a plus de cinquante ans, a eu pour conséquence d’extraire les Palestiniens du droit général des réfugiés et du champ de compétence du HCR dont un des mandats demeure la protection des personnes. La question de la sécurité des réfugiés, qui se pose de manière cruciale dans les territoires occupés, fait-elle débat au sein de l’Unrwa ?
J.H. : Depuis 1950, l’Unrwa joue un rôle de témoin privilégié de l’évolution des conditions de vie des réfugiés palestiniens, un rôle qui s’est révélé très sensible à chaque fois que les réfugiés se sont trouvés impliqués dans les conflits qui ont secoué le Proche-Orient. Dans ces moments, les témoignages de l’Unrwa ont souvent servi de protection médiatique aux réfugiés palestiniens, épinglant leurs bourreaux et leurs excès. C’est le cas aujourd’hui avec Israël, mais cela a été le cas, hier, avec d’autres acteurs proche-orientaux, comme la milice Amal durant la « guerre des camps » au Liban vers la fin des années 1980. Ce rôle de témoin, voire d’avocat humanitaire, l’Unrwa n’a jamais voulu l’assumer de manière institutionnalisée. L’agence se conçoit encore, après cinquante ans, comme une organisation de distribution de services humanitaires : éducation, santé, services sociaux, micro-développement, et rations pour les plus pauvres. Elle n’étendra son mandat à des activités de protection que si l’Assemblée générale ou le Conseil de sécurité de l’ONU le lui demandent.
Un seul précédent existe, datant de la première Intifada (de 1987 à 1994). Sous l’égide du Conseil de sécurité et du secrétaire général des Nations unies, l’Unrwa avait mis sur pied un programme de « protection passive », selon la formulation du HCR, consistant à assister au déroulement des opérations de l’agence et à être présent sur les « points chauds », de façon à noter toutes les violations des droits de l’homme perpétrées par la puissance occupante. En 1990, ce rôle s’était étendu, toujours sous l’égide du Conseil de sécurité : il s’agissait cette fois pour l’Unrwa de s’enquérir systématiquement des droits de l’homme en Cisjordanie et à Gaza. Ce rôle est arrivé à échéance en 1994, quand l’ANP s’est installée.
PLP : Sauf qu’aujourd’hui, la guerre est ouverte et les destructions infiniment plus massives...
J.H. : Oui, mais la grande différence est que la première Intifada était un soulèvement non armé, dans un contexte international spécifique plutôt favorable aux Palestiniens, alors que la seconde Intifada s’est militarisée très rapidement. Au début du soulèvement, plusieurs groupes de protection des réfugiés ont fait pression sur l’Unrwa pour qu’elle reprenne le rôle protecteur joué lors de la première Intifada. L’Unrwa a décliné l’offre, invoquant l’absence de mandat, tout en faisant valoir que dans un contexte aussi militarisé, il lui était impossible d’agir sur le champ de bataille et d’assurer la sécurité de son personnel.
De plus, ses relations avec Israël sont si tendues actuellement que l’Unrwa ne pourrait se permettre de les empoisonner davantage. En revanche, elle peut témoigner de la situation actuelle et en particulier de l’impact catastrophique des mesures de répression israéliennes contre l’ensemble de la société palestinienne, comme elle le fait régulièrement.
PLP : Peut-on envisager des campagnes plus citoyennes, de la part d’ONG internationales notamment, visant à demander la protection « physique » des Palestiniens ?
J.H. : Il fut un temps où Yasser Arafat s’était même fait le porte-drapeau d’une campagne d’opinion visant à l’envoi d’une force multinationale de monitoring des droits de l’homme dans les territoires occupés. Mais ce mouvement s’est essoufflé devant l’impuissance de la communauté internationale à définir le mandat de cette force, mais aussi par crainte d’internationaliser le conflit. Le fait que le service de communication de l’ANP n’ait pu jouer pleinement son rôle de lobbying auprès des décideurs régionaux et internationaux, a également compté. Depuis le début, Israël a réussi à vicier totalement les discussions et à rendre suspecte toute idée de force multinationale.
PLP : Sachant que l’Unrwa a aussi une valeur politico-symbolique, puisqu’elle incarne la persistance du problème politique des réfugiés et la nécessité de le résoudre politiquement, comment se prépare-t-elle en vue des négociations finales ? Quel est l’état de la réflexion sur le droit au retour ?
J.H. : La question de la défense du droit au retour ne concerne pas directement l’Unrwa. Dès le début, elle a été fondée comme une organisation humanitaire apolitique. Son pendant politique, créé par les Nations unies, est la Commission de conciliation, toujours en service mais qui est depuis les années 1960 dans un état comateux. La seule chose que puisse faire l’Unrwa - et c’est ce qu’elle a déjà fait par le biais des déclarations de ses Commissaires généraux - est d’affirmer l’existence d’un lien organique entre la résolution 194, qui évoque le retour et la compensation des réfugiés, et la résolution 302, qui crée l’Unrwa. Juridiquement, il y a sans doute un acheminement. Cela dit, l’Unrwa peut informer, prendre position sur des questions touchant au déroulement de ses opérations, mais n’a pas vocation à prendre des positions politiques de fond. Seule la Commission de conciliation pourrait le faire.
PLP : N’existe-t-il pas, dans la « littérature grise », de documents semi-confidentiels, des scénarii concoctés par l’Unrwa sur le droit au retour ?
J.H. : Opérationnellement, sans doute. Au moment où il avait été question de la dissolution de l’agence à l’horizon 1999, certaines instances palestiniennes, dont le Département des réfugiés de l’OLP, imaginaient qu’une partie du personnel de l’Unrwa pourrait participer à la mise en œuvre de l’accord de paix final, notamment par l’aide au retour d’un certain nombre de réfugiés, la constitution de listes de noms en vue de compensations, etc.
L’Unrwa dispose aussi dans les dossiers d’enregistrement de chaque réfugié des informations cruciales relatives à son appartenance à la Palestine d’avant-1948, qui pourraient servir de support à leurs revendications au retour et à la compensation.
Mais l’Unrwa ne peut apporter sa contribution tant qu’un accord n’aura pas été signé et qu’elle n’aura pas de mandat des Nations unies en ce sens. La seule chose qu’elle puisse faire actuellement est de réitérer sa volonté de pouvoir transférer le jour venu aux Etats hôtes, dont les autorités palestiniennes, son infrastructure sociale dans le meilleur état possible. Les conditions d’un tel transfert furent étudiées en 1994-1995, lorsque l’Autorité palestinienne avait encore le vent en poupe et pensait pouvoir endosser les responsabilités de l’Unrwa en Cisjordanie et à Gaza, avant même la conclusion d’un accord de paix avec Israël, prévu pour 1999-2000. Mais dès 1996, l’Autorité s’est rendu compte que l’Unrwa était un acteur indispensable dans les territoires occupés et que les réfugiés seraient opposés à sa dissolution tant que leurs droits au retour et à la compensation ne seraient pas reconnus par Israël. Depuis, les relations opérationnelles entre l’Autorité et l’Unrwa se sont placées sous le signe de l’harmonisation des services et non plus sous celui du transfert de compétences.
Israël, qui a directement géré les territoires palestiniens de 1967 à 1994, est très conscient du rôle stabilisateur que joue l’Unrwa en Cisjordanie et à Gaza. La meilleure preuve en est que son administration d’occupation ne s’est jamais résolue à y dissoudre l’agence durant cette période.
Entretien réalisé par Claire Moucharafieh avec le concours d’Anne Le Bihan
Paris, le 1 er décembre 2004.