« Je voulais le garder un peu pour moi », ne plaisante qu’à moitié Elsa Lefort, yeux pers clairs et chevelure rousse. Avant de rendre public son retour, le couple a profité de vacances au Portugal. Les premières retrouvailles depuis plus d’un an. Puis une annonce Facebook a sonné la fin du répit : « Salah Hamouri est désormais en France. » « Icône » pour les mouvements propalestiniens, « terroriste » pour l’Etat et les médias israéliens, le Franco-Palestinien a été libéré le 30 septembre, après treize mois de détention administrative en Israël. Une mesure, qualifiée « d’atteinte majeure aux droits humains » par Amnesty International, permettant d’incarcérer, en dépit de toute inculpation ou procès, tout individu suspecté de constituer un danger pour la sécurité d’Israël.
Depuis un mois, le binational de 33 ans, né à Jérusalem, multiplie les apparitions pour plaider la cause de son peuple et dénoncer les conditions de détention des quelque 6 000 prisonniers palestiniens. « Maintenant, c’est à lui de bosser », taquine celle qui fut son porte-voix. Privée du moindre échange avec son avocat de mari - « aucune de nos lettres n’a été transmise » -, Elsa Lefort s’est mobilisée sans relâche. « Tout est fait pour isoler les détenus du reste de la société : ils ont un accès restreint aux proches, à la presse, aux chaînes d’info… » Comme ce Bescherelle arrivé trop tard : « Salah sortait ! » Si l’épouse de 36 ans n’a jamais été reçue à l’Elysée, le Quai d’Orsay a assuré agir avec « discrétion ». « Ça, ils ont été très discrets, ironise-t-elle d’une voix lasse. Etre incarcéré en Israël fait de vous un suspect malgré tout. »
Elsa Lefort accueille chez son père, à Ivry-sur-Seine, bastion de la banlieue rouge, toujours sous drapeau communiste. Vêtue d’un tee-shirt « Liberté pour Salah », elle déplore le silence des « médias mainstream », s’étonne qu’on s’intéresse à elle. Dans une pièce voisine, le patriarche veille. L’idylle avec Salah Hamouri, justement, commence dans l’ombre du père : Jean-Claude Lefort. Longtemps député PCF, celui qui fut le secrétaire particulier de Georges Marchais est aussi un parfait connaisseur de la Palestine et ex-président de l’Association France-Palestine Solidarité (AFPS). C’est à ce titre que la mère de Salah Hamouri le contacte au début, lors de la plus longue incarcération de son fils, de 2005 à 2011. Alors étudiant en sociologie à Bethléem, le jeune homme est accusé d’être impliqué dans un projet d’assassinat visant le rabbin Ovadia Yosef, un des fondateurs du parti religieux ultra-orthodoxe Shass. On lui reproche également d’appartenir au Front populaire de libération de la Palestine (groupuscule marxiste-léniniste considéré comme terroriste par Israël et l’Union européenne). Bien qu’aucune preuve matérielle ne l’accable, le Franco-Palestinien plaide coupable, sur les conseils de son avocate, dans le but de voir sa peine amoindrie.
Quand il est libéré, Elsa Lefort se rend à Jérusalem avec l’AFPS. La presque trentenaire est « impressionnée » par ce visage, qu’elle collait régulièrement en affiche sur les murs. Ils tombent amoureux, font la navette entre les deux pays. En 2014, elle s’installe à Jérusalem-Est, où elle travaille pour l’institut français du Proche-Orient, rattaché au ministère des Affaires étrangères. En juin, le couple se marie. « Moi, je trouve ça beau, commente le journaliste et réalisateur Nadir Dendoune, ami du couple. Elle se dit : "J’aime ce mec" et elle y va, sachant très bien ce qu’il en coûte. Qui est capable aujourd’hui, dans nos mondes qui vont vite, où l’on ne pense qu’à soi, de faire ça ? » Ou comment épouser la cause, en épousant l’homme.
En janvier 2016, cet amour sacerdotal va connaître un premier coup dur. Elsa Lefort, alors enceinte de six mois, est expulsée d’Israël. A son tour considérée, rapporte-t-elle, « comme un danger pour la sécurité de l’Etat ».Elle n’a d’autre choix que d’accoucher à Paris. Son mari fait des allers-retours - avant d’être de nouveau arrêté à l’été 2017 - mais leur fils ne dispose pas du statut de résident permanent propre aux Palestiniens de Jérusalem et n’a jamais vu la terre de ses ancêtres. Tout en retenue, Elsa Lefort s’épanche peu sur cette situation éprouvante : « On est régulièrement menacés de mort. »
Dans les toilettes de l’appartement, un poème de Louis Aragon est accroché au mur. S’appeler Elsa n’est pas le fruit du hasard quand on est fille de communistes. Sa mère était russe comme l’écrivaine et muse de l’auteur d’Aurélien. C’est au parti que les Lefort se sont rencontrés. Ils emmenaient Elsa de manif en manif : défense de l’école, du service public… « Malheureusement, les thèmes n’ont pas changé. » A la maison, même le goûter était politique. Pas d’oranges d’Afrique du Sud, au temps de l’apartheid. Pas de biscuits Lu ou de yaourts Danone en période de plan social. L’enfant s’est parfois sentie mise « au second plan » : « On aimerait avoir ses parents rien que pour soi. » L’adulte qu’elle est devenue a compris que « tout ce temps servait à bâtir une meilleure société » et a gardé le goût du combat. Elle dit fièrement avoir « le sens du sacrifice ».
Son héritage militant a plusieurs fois conduit au poste cette fan de football, ailier gauche depuis dix ans. Tel ce soir de match au Stade de France, où elle a déployé une banderole « Free Palestine » avec des camarades. Un temps au Mouvement des jeunes communistes de France, elle a voté Mélenchon à la dernière présidentielle. Elle y a cru. Quoiqu’elle regrette, obsessionnelle, « son manque de prise de position sur la Palestine ». Puis Elsa Lefort a glissé un bulletin « contre Marine Le Pen », fille d’une génération traumatisée par 2002.
Sur les gilets jaunes, cette chargée de communication dans la fonction publique, qui gagne 1 800 euros par mois, reste prudente mais estime « que toutes les revendications en matière de qualité et de niveau de vie sont à soutenir ». Si cette athée devait croire, son idéal prendrait des contours « marxistes-léninistes », même si « ça fait un peu trop dogmatique », rit-elle. Elle conserve avec le PCF « un lien sentimental », n’a jamais manqué le grand raout de la Fête de l’Huma. Cette année, elle y a croisé Ahed Tamimi, juvénile idole blonde de la résistance palestinienne. Aujourd’hui, « notre but est de vivre à Jérusalem avec notre fils », affirme-t-elle. Convaincue qu’Israël pousse Salah Hamouri à quitter son pays natal, son épouse déclare : « L’occupation s’immisce dans votre quotidien. On contrôle aussi qui vous pouvez aimer. Ce qu’on demande à Salah, c’est rien de moins que de choisir entre sa famille et sa patrie. » Rester en France reviendrait à céder. Impensable pour elle. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir aussi des rêves plus prosaïques. Comme de passer Noël tous ensemble. Et de pouvoir vivre, enfin, « quelque chose d’une famille lambda ».
14 décembre 1982 Naissance à Paris. 5 juin 2014 Mariage à Ramallah. 7 janvier 2016 Expulsion d’Israël. 23 août 2017 Porte-parole du comité de soutien de son mari. 30 septembre 2018 Libération de Salah Hamouri.
Photo : Elsa Lefort à Ivry-sur-Seine, le 10 octobre. Frédéric Stucin.