S’interroger aujourd’hui sur les
rapports entre le Hamas et le
pouvoir israélien, et plus particulièrement
sur le rôle de la stratégie
israélienne dans l’affirmation du Hamas,
ne peut dispenser de s’interroger aussi
sur les atouts politiques de ce mouvement
comme organisation de résistance nationale
islamique face à Israël. Il est important
de questionner les responsabilités
politiques du Fatah dans sa propre défaite.
Mais l’histoire des rapports entre la politique
israélienne et le mouvement islamique
mérite une approche particulière
car elle éclaire les objectifs réels de la
droite israélienne désormais au pouvoir.
Ariel Sharon choisit le Hamas
Au-delà d’une stratégie élaborée dès le
milieu des années 70 -efficacement analysée
par Charles Enderlin [1] - qu’en estil
de la stratégie qu’Ariel Sharon a mise
au point puis appliquée une fois arrivé
au pouvoir en février 2001 ?
Tout commence avec sa « promenade »
provocatrice sur l’esplanade des mosquées,
en septembre 2000 et qui revêt un
double sens. Nationaliste, elle réaffirme
la souveraineté d’Israël à la fois sur Jérusalem-
Est et sur le Mont du Temple ;
idéologique, elle situe l’affrontement
sur le terrain du religieux. Plus qu’à
l’Autorité palestinienne, le message, en
revendiquant le Mont du Temple en lieu
et place des mosquées,
s’adresse au Hamas
comme étant l’ennemi
choisi.
Pour comprendre la stratégie
d’Ariel Sharon, qui
arrivera au pouvoir en
février 2001 dans la foulée
de cette « promenade »,
il faut en revenir à Oslo.
Les accords d’Oslo en
1993 ont été considérés
par la droite nationaliste
israélienne comme une
défaite, un désastre par
rapport à ses objectifs et
ceux des ultra-orthodoxes
qui visaient l’annexion
pure et simple des territoires
occupés en 1967.
La réalisation du rêve du
Grand Israël - Eretz Israel - constitue pour la droite
religieuse un principe
absolu, intangible, lié à la promesse
divine, et pour une partie des militaires -mais une partie seulement- une nécessité
en matière de sécurité... Ariel Sharon,
bien que laïc, représente politiquement
cette mouvance militaromessianique
quand il déclare : « L’accord
d’Oslo est le plus grand malheur qui se
soit abattu sur Israël et tout doit être
fait pour le détruire. » [2]. Une fois au
pouvoir en février 2001 - et surtout après
le 11 septembre 2001 - Sharon estime
que c’est le moment ou jamais de prendre
sa revanche sur la défaite temporaire
d’Oslo.
Or, pour annuler les accords d’Oslo, il
est nécessaire de parvenir à délégitimer
l’Autorité palestinienne. Liquider ou
exiler Arafat, qu’importe ! Il faut transformer
tout Palestinien en un ennemi.
Cette stratégie suppose l’écroulement à
court terme d’Arafat qui serait remplacé,
dans les fantasmes des dirigeants israéliens,
par une classique - dans l’histoire
coloniale - « troisième force » issue de
l’oligarchie palestinienne plus pragmatique
et plus accommodante... C’est le
rôle qu’Ariel Sharon aurait souhaité pouvoir faire jouer à Abou Mazen. Mais
cette troisième force, espère-t-il encore,
serait vite balayée par le mouvement
islamiste avec lequel la confrontation
serait violente et dans laquelle Israël
serait soutenu par tout l’Occident.
Nous y sommes. C’est tout le sens de la
politique unilatérale menée depuis par
Ariel Sharon qui a visé à compromettre,
décrédibiliser le groupe dirigeant palestinien
« laïque », faisant ainsi croître le
poids des tendances religieuses.
Face à cette Autorité ainsi progressivement
réduite à l’impuissance, le Hamas
apparaît aux yeux des Palestiniens comme
la force qui se bat de la manière la plus
déterminée contre l’occupation israélienne.
Il en tire nécessairement un grand
bénéfice politique.
L’assassinat du Cheikh Yassine
Mais le développement du Hamas comme
mouvement politique de masse sous
l’autorité de son fondateur et chef spirituel,
le cheikh Ahmed Yassine, s’est
accompagné d’une évolution politique
importante. A partir de la position idéologico-
religieuse de sa Charte visant à
rétablir la présence musulmane sur toute
la terre « sacrée » de Palestine - ce qui
signifie le refus de l’existence d’Israël -
le Hamas, sous l’influence de Cheikh
Yassine, dessine progressivement une
perspective politique de reconnaissance
de facto de l’ennemi avec lequel il envisage
une trêve de longue durée. Dans
un entretien au journal Le Monde du 7
mai 2003, Ahmed Yassine assure qu’une
trêve ne lui pose aucun problème et,
précise-t-il, « c’est possible si Israël
accepte l’évacuation des zones occupées
depuis 1967, l’établissement d’un
Etat palestinien sur Gaza et la Cisjordanie
avec Jérusalem comme capitale. »
A ce moment précis, le cheikh Yassine
se rapproche du compromis historique
avec Israël tel qu’il a été proclamé par
le Conseil national palestinien d’Alger
en novembre 1988. Se situant dans une
perspective d’accession au pouvoir, il
se pose du même coup comme interlocuteur
possible et crédible d’une négociation
politique avec Israël. Neuf mois
après, le cheikh Yassine est assassiné
sur ordre de Sharon.
Avec l’élimination physique d’Ahmed
Yassine, Ariel Sharon poursuit un objectif
précis et stratégique : faire avorter
toute possibilité de négociation faute
d’interlocuteur, jeter les masses palestiniennes
dans les bras des secteurs les
plus extrêmes, appeler - presque invoquer- la « riposte terroriste » de la résistance
et inscrire la lutte palestinienne
dans la « guerre contre le terrorisme »
lancée par les Etats-Unis.
Ce faisant, Ariel Sharon entend altérer
profondément la nature du conflit. Il
veut transformer le conflit politique avec
les Palestiniens en une guerre entre le
« peuple musulman de Palestine » et le
« peuple juif d’Israël ». Il allume la mèche
de la guerre sainte entre le monde judéochrétien
et le monde de l’islam. En même
temps, il s’adapte aux ambitions des
néo-conservateurs américains et aux
annonces apocalyptiques des chrétiens
fondamentalistes. Finalement, Ariel Sharon
propose de fait une guerre totale
avec le monde islamique. C’est là que
se situe la convergence entre l’unilatéralisme
américain et ses propres plans
unilatéraux. Ariel Sharon pousse le
monde vers une catastrophe globale.
Après l’assassinat du cheikh Yassine,
le Hamas a émis un communiqué proclamant
que Sharon avait « ouvert les
portes de l’enfer ».
Délégitimer Abou Mazen : la farce du retrait de Gaza
Bien vite, il est apparu que la sortie de
Gaza ne représentait pas la relance d’un
processus de paix mais une stratégie
tendant à imposer aux Palestiniens une
solution qui ignore leurs principales
revendications. Quand tout le monde
attendait des négociations, celles-ci n’ont
jamais démarré. Et la paralysie diplomatique
a confirmé, aux yeux des Palestiniens,
que la voie diplomatique d’Abou
Mazen et du Fatah ne fonctionnait pas.
Ceux-ci, ayant les rênes du pouvoir dans
une situation d’impasse politique totale,
de marginalisation et d’unilatéralisme,
en ont payé le prix.
Ainsi, après ce « retrait unilatéral », le
gouvernement israélien a démontré aux
Palestiniens que la voie de vraies négociations
n’existait pas. Cela a été le
meilleur argument pour convaincre beaucoup
de Palestiniens que le Hamas était
peut-être l’alternative. Le soutien à Abou
Mazen et à son gouvernement a diminué
à mesure qu’apparaissaient les limites
de l’ouverture israélienne à des négociations
de paix (refus de tenir la promesse
de libérer des prisonniers, de lever des
barrages en Cisjordanie, etc.) Le consensus
a encore diminué quand la bande de
Gaza s’est révélée une grande prison et
que la vie dans les territoires occupés
devenait de jour en jour plus difficile.
Si on ajoute à tout cela la corruption et
le processus de désintégration du gouvernement
palestinien, on comprend
mieux la défaite du Fatah et par conséquent
la victoire du Hamas. A présent,
pour Israël qui a gelé toute négociation
politique depuis 2001, beaucoup de
choses paraissent se simplifier. Son gouvernement
espère pouvoir compléter
tranquillement la construction du Mur
en Cisjordanie et préparer de nouveaux
plans unilatéraux. Avec un gouvernement
Hamas, on mise sur le fait qu’il
n’y aura plus grand monde à l’extérieur
pour protester. Face au Hamas qui semble
choisir la voie politique, les héritiers de
Sharon vont-ils comprendre que s’ils
continuent sur la même ligne unilatérale,
ils vont à la catastrophe ?
Bernard Ravenel