La Palestine a été relativement peu affectée par le Covid-19 lui-même. Ce sont les conséquences économiques et sociales de son confinement drastique qui la touchent de plein fouet aujourd’hui. Alors que la Cisjordanie et Gaza sortent peu à peu de leur quarantaine – plus doucement que chez nous –, Le Courrier a souhaité dresser le bilan de cette période au travers du regard de Mazin Qumsiyeh, biologiste et zoologiste palestinien de renom. Ce professeur à l’université de Bethléem, directeur du Musée palestinien d’histoire naturelle, est aussi connu pour son ouvrage sur la résistance palestinienne (A History of Hope and Empowerment, 2011). Il commente l’annonce de l’annexion d’une partie de la Cisjordanie faite par Benjamin Netanyahou et livre, malgré ce sombre panorama, un message d’espoir.
Comment le Covid-19 a-t-il affecté les Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza ?
Mazin Qumsiyeh Comme tout pays en développement, la Palestine ne dispose pas d’infrastructures sanitaires suffisantes pour faire face à une crise de cette ampleur. C’est pour cette raison que l’Autorité palestinienne (AP) a tout de suite pris des mesures drastiques et décrété le confinement de la population, dès le 4 mars déjà. Le tourisme a rapidement été interdit. Cette fois-ci, l’AP a pris les bonnes décisions.
Dans un pays appauvri et gravement affecté par l’occupation et la colonisation, on ne pouvait pas se permettre de voir l’épidémie prospérer. Nous dénombrons aujourd’hui 550 cas de Covid-19 dans les territoires occupés, dont quatre morts. Nous craignions plus encore une contamination à Gaza, mais on n’y compte heureusement que seize cas pour l’instant. Les personnes touchées par le virus ont tout de suite été mises à l’isolement.
Quelles sont les conséquences d’un si long confinement ?
Depuis 1948, Israël nous a pris toutes nos ressources et nous a appauvris. Aujourd’hui, nous sommes dépendants de l’aide internationale et des revenus de nos travailleurs qui sont obligés de vendre leur force de travail en Israël pour pouvoir subsister. Avec les restrictions de mouvements dues au coronavirus, le chômage a dramatiquement augmenté : de 30% en « temps normal » à près de 60% en Cisjordanie. Cela a été aggravé par le fait que l’AP a dû licencier de nombreux collaborateurs, en raison de la non rétrocession des impôts d’Israël (début février son président, Mahmoud Abbas, avait annoncé la rupture des relations diplomatiques avec Israël en raison du « plan de paix » étasunien, qui avalise l’annexion des territoires occupés, ndlr).
Comment la population survit-elle ? L’Autorité palestinienne a-t-elle débloqué des fonds pour les plus pauvres ?
L’Autorité palestinienne peut être comparée au gouvernement français de Vichy sous l’occupation allemande. Elle est surtout préoccupée par la sécurité et ne dispose que de ressources limitées. Si la population survit et ne connaît pas la faim, c’est surtout grâce à la solidarité au sein de la population elle-même. C’est le bon côté de la Palestine : l’entraide. Le fait que nous sommes entrés dans le mois du Ramadan a aussi beaucoup aidé (il a débuté le 24 avril dernier, ndlr). On fait plus facilement la charité.
Est-ce que la crise du Covid-19 a renforcé l’occupation ?
Il n’y a pas vraiment eu de changement. Israël continue de traiter les Palestiniens comme des sous-hommes. Dans quelques cas, le gouvernement israélien a profité que certains champs aient été laissés sans surveillance pour les confisquer à leurs propriétaires palestiniens et les remettre aux colons. Aujourd’hui encore, des colons sont sortis avec leurs chiens et ont attaqué des villageois. Les médias ne portent pas attention à ces crimes car ils sont focalisés sur le Covid-19. A Gaza, la population manque de nourriture et n’a pas accès à autant de charité qu’en Cisjordanie. Le désespoir fait aussi son lot de victimes : trois hommes se sont immolés durant ces derniers jours.
Israël a-t-il facilité l’aide à Gaza, notamment de matériel médical en prévision de l’épidémie de Covid-19 ?
Israël n’a aidé en aucune manière. Bien au contraire, il exploite les Palestiniens. On calcule que l’occupation lui profite à hauteur de 12 milliards d’euros chaque année. L’Organisation mondiale de la santé parvient à faire passer du matériel et des médicaments mais cela reste amplement insuffisant en raison des restrictions imposées par Israël. Les malades du cancer ne peuvent être soignés convenablement à Gaza, par exemple. Les restrictions se sont même renforcées durant la crise.
Plusieurs responsables des Nations Unies ont demandé à Israël de libérer les enfants palestiniens qu’il détient. Y-a-t-il un espoir ?
Israël a continué à arrêter des enfants dans la même proportion ou plus (Ils sont 180 actuellement, ndlr). C’est pour cela que l’ONU a réagit. Mais Israël n’écoute pas les Nations Unies. La situation des prisonniers palestiniens en général est très préoccupante. En raison des mesures prises dans le cadre du Covid-19, ils n’ont plus accès aux traitements médicaux, leur alimentation est très pauvre et ils ne reçoivent aucune vitamine. Un prisonnier palestinien infecté par le coronavirus et qui a été libéré a dit qu’il avait été en contact avec un grand nombre d’autres détenus, mais qu’aucune mesure n’avait été prise.
Benjamin Netanyahou a annoncé l’annexion d’une partie de la Cisjordanie. Pensez vous qu’Israël va mettre ce plan à exécution prochainement ?
Ce plan a été pensé par les colons, puis avalisé par le gouvernement de Donald Trump. On croit souvent que ce sont les États-Unis qui dictent la politique dans la région, mais c’est faux, c’est Israël qui dit au gouvernement américain ce qu’il doit faire. Le lobby israélien dans ce pays est très puissant. Israël va peut-être annexer maintenant ces territoires officiellement, mais qu’est ce que cela change sur le terrain ? Israël a déjà pris de fait toutes nos terres. Nous vivons dans des bantoustans.
Le tableau semble très sombre. Y-a-t-il des raisons d’espérer ?
Il n’y a eu que trois scénarios différents dans l’histoire coloniale : un retrait pur et simple comme en Algérie, le génocide des populations autochtones ou la coexistence pacifique sur un même territoire. Je crois que le seul scénario plausible est le troisième, quels que soient les plans actuels d’Israël. À terme, les Israéliens devront accepter la coexistence. Ils ne peuvent cantonner 13 millions de Palestiniens dans des bantoustans pour toujours. Je crois qu’au niveau international, la campagne Boycott, Désinvestissement et Sanctions va prendre de l’ampleur. Nous allons en finir avec cette catastrophe et octroyer les mêmes droits pour tous sur tout le territoire de l’actuel Israël-Palestine.
Le 15 mai dernier, les Palestiniens commémoraient 72 ans de la Nakba, la « catastrophe », lorsque quelque 800 000 Palestiniens ont été forcés à quitter leurs terres. Que signifie cet anniversaire pour vous ?
La Palestine a toujours été une société pluriculturelle et multi-religieuse. Certains ont essayé et continuent d’essayer de la transformer en un bloc monolithique, composé d’une seule religion et une seule culture, créant de fait un État d’apartheid. Cela ne peut pas durer. Nous avons déjà mis en échec des tentatives précédentes, comme celle des croisades chrétiennes. Il nous faut créer un pays pour tous.
Annexion, effet d’annonce ou plan d’avenir ?
Benjamin Netanyahou, soutenu par le gouvernement Trump, a annoncé l’annexion prochaine de près de 30% de la Cisjordanie. En réaction, le président Mahmoud Abbas déclarait que la Palestine se retirerait de tous les accords passés avec Israël et les États-Unis, y compris la coopération sécuritaire. Fanfaronnades ou programme d’avenir ?
« Ne jamais faire de prévision en politique est le plus sage. Et là il y a tellement de facteurs qui rentrent en ligne de compte… », réagit Alain Gresh, spécialiste du conflit au Proche-Orient, ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique, et fondateur du journal en ligne Orient XXI.
Il confirme d’abord l’analyse de Mazin Qumsiyeh (lire ci-dessus) : « Ces 30% du territoire palestinien sont non seulement occupés et colonisés, mais la loi israélienne s’y applique déjà. Si formellement l’annexion serait importante, sur le terrain cela ne changerait pas grand-chose. »
M. Netanyahou franchira-t-il le pas ? « Cette annexion a d’abord été annoncée par le Premier ministre dans la dernière phase de la campagne électorale pour rallier l’extrême droite. A-t-il l’intention d’aller jusqu’au bout, malgré les oppositions internes ? Le seul principe de M. Netanyahou c’est sa survie personnelle », commente Alain Gresh. Le Premier ministre devra rallier à sa cause Benny Gantz, militaire de carrière et ancien président de la Knesset, avec qui il a formé une coalition gouvernementale. Et ce n’est pas gagné d’avance, d’autant que ce dernier prendra la tête du pays dans dix-huit mois.
« Les services de sécurité israéliens sont réticents face à cette annexion qui remettrait en cause un équilibre assez satisfaisant de leur point de vue. Ils comptent sur la coopération de l’Autorité palestinienne pour assurer la sécurité dans les territoires », analyse le spécialiste français.
De même, le soutien de l’administration Trump répond à des considérations internes. « Cet appui vise en partie à attirer l’électorat des fondamentalistes chrétiens, très influents dans le processus électoral. Mais l’administration étasunienne est divisée sur le sujet elle aussi et craint les conséquences de l’annexion. » Les États européens, eux, semblent hors-jeu. Leurs faibles réactions à l’annonce d’annexion ne surprennent pas Alain Gresh : « C’est un vrai scandale, mais cela s’inscrit dans la continuité de leur politique. On « condamne », mais sans rien faire. Au contraire, les Européens s’abstiennent dans leur grande majorité de reconnaître l’État palestinien et renforcent leurs accords de coopération avec Israël. »
L’incertitude plane aussi sur les prochaines décisions de l’Autorité palestinienne (AP) : « M. Abbas a réagi de manière plus ferme que d’habitude, mais l’AP ne s’est pas préparée à l’éventualité de cette rupture. Cela ne s’inscrit dans aucune stratégie. Sans préparation ce serait le chaos », estime le collaborateur au Monde diplomatique. La dénonciation des accords d’Oslo n’arrangerait cependant pas Israël, qui devrait reprendre à sa charge les salaires des fonctionnaires palestiniens, comme c’était le cas avant 1993, et devrait assumer elle-même la « sécurité » en Palestine. « Cela serait très lourd économiquement et politiquement pour Israël et pourrait constituer une stratégie défendable de la part de l’AP, mais cela exigerait une grande préparation ». En l’état, « ce serait une bombe atomique pour les deux parties ».