Et il y a quelque chose d’intéressant
dans cette obstination politico-médiatique à faire de ce baroudeur un
homme de paix.
Évidemment, c’est moins la réputation de Sharon qui
importe dans cette affaire que la conception de ses laudateurs. Et
notamment ceux, démocrates, plutôt de gauche, qui l’encensent après
l’avoir beaucoup détesté.
Au-delà de l’image du Premier ministre
israélien, c’est l’idée que ceux-là se font de la paix qui inquiète pour
l’avenir. Et ce qui inquiète plus encore, c’est le gouffre qui sépare
cette vision médiatiquement dominante de la perception palestinienne.
Cette différence ne renvoie pas seulement au passé de Sharon. Elle porte
aussi sur l’évaluation de la politique récente du Premier ministre
israélien.
Mais étonnons-nous d’abord, à l’époque de la « mémoire » et
de tous les retours de l’histoire, de notre capacité d’amnésie.
Car,
avant d’avoir été le « décolonisateur » de Gaza (et nous nous
expliquerons plus loin sur les guillemets), Ariel Sharon ne fut pas un
soldat comme les autres, ni même seulement un nationaliste tout entier
dévoué à la cause d’Israël. Il n’a été ni Moshe Dayan, ni Yitzhak Rabin.
Pour autant que l’on considère qu’il n’entre pas dans les conventions de
la guerre de brûler un village, de tuer des civils pour que l’écho de
leurs cris sème la terreur sur tout un territoire, ou bien encore
d’ouvrir nuitamment les portes d’un camp de réfugiés à une milice
d’assassins en guidant leurs pas à la lueur des fusées éclairantes de
l’armée.
Comment passer aux profits et pertes les exactions du chef de la
sinistre « unité 101 » dans les villages de Qibya, que des observateurs
de l’ONU décrirent comme « rayé de la carte », de Shuqba et Ni’in, au
cours de la nuit du 14 au 15 octobre 1953 ?
Comment, même avec l’excuse
du temps, occulter la responsabilité du général en chef de l’armée
israélienne, posté entre le 15 et le 19 septembre 1982 en surplomb des
camps de Sabra et Chatila, tandis que s’accomplissait le massacre d’au
moins cinq mille innocents ? Appliquant froidement le fameux « document
644 », qui ordonnait de « causer le maximum de pertes de vies pour que
les habitants fuient leurs maisons », ou semant l’effroi, vingt-neuf ans
plus tard, dans la banlieue sud de Beyrouth, Ariel Sharon fut d’abord
l’homme de la fin qui justifie les pires moyens.
Et lorsqu’en 2002,
devenu Premier ministre, il se fit fort de parachever en territoire
palestinien la guerre de 1948, il n’a pas été plus scrupuleux.
Mais, me direz-vous, ses supporters, pour la plupart, n’applaudissent
pas Qibya ou Chatila, ils louent la métamorphose du guerrier en
pacifiste. Ils acclament l’homme d’État « pragmatique » qui a pris
conscience qu’il ne pouvait gagner la bataille démographique. Après
tout, on a le droit de changer !
Mais, précisément, toute la question
est là : Ariel Sharon a-t-il vraiment changé ? Quand le mur qu’il fait
construire détruit des terres cultivables, enferme des villages dans une
sorte de no man’s land, condamnant leurs habitants au départ, et ruine
des vies entières de travail ?
Pour notre part, nous avons refusé de séparer le sort réservé à Gaza de
celui de Jérusalem et de la Cisjordanie.
La stratégie de Sharon n’est en
rien mystérieuse. Il a décidé de recentrer l’effort colonial sur la
Cisjordanie, aux enjeux économiques, stratégiques et symboliques
incomparablement supérieurs.
La vérité, c’est qu’il ne peut y avoir de
décolonisation sans négociation et acceptation mutuelle d’un règlement
global.
C’est là, dans cet unilatéralisme forcené, qu’il y a plus qu’une
vague parenté entre le Sharon du mois d’août 2005 et celui de 1953.
Avant d’être une affaire d’arpents, la décolonisation est affaire de
droits.
À y regarder de plus près, le général et le Premier ministre ne
sont donc guère différents. L’un fait de la politique comme l’autre fait
la guerre. En force. Et avec le plus profond mépris pour les règles
communes.
Il y a eu un retrait de Gaza, pas une « décolonisation ». D’où
notre usage des guillemets. Assurément, avec Sharon ou avec Ehud Olmert,
son successeur désigné, il y aura d’autres démantèlements de colonies
isolées en Cisjordanie. Mais ces démantèlements s’inscriront dans un
projet colonial global contradictoire à l’édification d’un État
palestinien viable.
Ceux ils sont nombreux qui chantent les louanges
du Sharon d’aujourd’hui ne sont pas loin de trouver des aspects positifs
au colonialisme.
Ils se préparent à se satisfaire d’une situation que ne
pourront accepter les Palestiniens.
Tandis que le vieux général lutte
contre la mort dans un hôpital de Jérusalem, c’est une opinion publique
qui se crée, entièrement acquise à son projet.