Il est 17 h 30 et une dizaine de fourgons de la police pénètrent en grondant dans le quartier d’Issawiya à Jérusalem-Est. Dans les heures qui vont suivre, un scénario précis va se dérouler : les fourgons vont s’arrêter dans un endroit central du quartier - mosquée, zone commerciale ou carrefour principal. Des dizaines de policiers vont se déployer et mettre sous surveillance des pâtés de maisons.
Dans ce cas, le mot “police” est fallacieux. Certains sont des soldats appartenant à une unité de la Police des Frontières, tandis que d’autres appartiennent à une brigade spéciale, conçue pour réprimer les émeutes et endiguer le terrorisme. Ils se présentent eux-mêmes dans des termes plus proches de ceux utilisés pour décrire des membres d’unités de combat plutôt que ceux qui désignent des fonctionnaires de police chargés de faire appliquer la loi.
Que font des dizaines d’agents de police hyper-militarisés dans un quartier de Jérusalem-Est ? Quel Ben Laden sont-ils venus capturer aujourd’hui ? Au-delà de toute analyse, il plus important de comprendre que ceci est l’occupation et que chercher toute autre explication passe à côté de ce point banal pourtant essentiel.
Ils se tiennent là, fusil pointé. Les femmes, les enfants et les adolescents doivent les frôler sur leur chemin vers un magasin ou vers la maison d’un ami. Les voitures se font arrêter au hasard tandis que les agents de police examinent les papiers, en provoquant de longs embouteillages.
Les véhicules de police bloquent les carrefours de telle façon que les conducteurs qui rentrent chez eux après leur travail ou qui partent à un mariage restent complètement coincés et ne peuvent aller nulle part.
Jour après jour, les 20 000 habitants d’Issawiya serrent les dents et essayent d’ignorer les descentes armées des six dernières semaines. La plupart du temps, ils font preuve d’une incroyable retenue. La plupart du temps pourtant, il semble que la police anti-émeutes elle-même essaie de provoquer une émeute.
Les agents de police se tiennent dans les rues pendant des heures, en proie à la peur comme à l’ennui. Rien ne se passe vraiment et ils savent trop bien qu’il ne se passera rien.
Quand les formes "légères" de harcèlement ne suffisent pas, les chefs déclenchent l’émeute. Ils vont arrêter un jeune homme en lui criant dessus ou en le fouillant ; ils vont s’approcher d’un groupe d’adolescents s’occupant de leurs affaires près d’une boutique et les menacer "s’ils ne se cassent pas d’ici". Tôt ou tard, ça fonctionne : quelqu’un ose leur répondre ou une pierre est jetée de quelque part à l’abri des regards .
A ce moment-là, la situation bascule et se transforme en "menace pour la sécurité", la police paramilitaire est alors autorisée à utiliser la violence. Mais contre qui ? C’est juste un quartier ; aucun ennemi armé n’est en vue, sans parler d’émeutiers. Pourtant, le protocole exige de "dégager la zone", toute personne va donc devenir une cible. La violence physique, les grenades assourdissantes, les gaz poivrés vont être utilisés, affectant non seulement ceux qui se trouvent être dans la rue mais aussi tous ceux qui restent à l’intérieur.
Tout cela va durer une heure envrion. Pendant ce temps, les habitants devront choisir entre aider leurs parents, leurs voisins ou leurs amis sur lesquels la police s’est jetée de façon arbitraire, ou ceux qui se cachent pour ne pas devenir une cible.
Quelques-uns seront arrêtés avant que les paramilitaires ne reculent pour rejoindre leurs fourgons ou sortent du quartier en file indienne, armes à la main. Ceux qui ont été appréhendés seront relâchés dans les 24 heures, quelquefois plus rapidement. Un jour, la police a tiré et tué Mohammad Obeid, 20 ans, parce qu’il avait soi-disant lancé des engins incendiaires sur elle pendant une descente. Les habitants ont accusé la police d’un usage excessif de la force en tirant sur le jeune homme à bout portant.
Voilà ce qui se passe depuis le 12 juin. Les descentes sont sans précédent et ne ressemblent à rien de ce dont j’ai été témoin au cours de toutes ces années où j’ai travaillé à Jérusalem-Est.
Ce n’est pas qu’Israël soit gêné en matière de châtiments collectifs. En 2014 et 2015, quand une vague de violence d’origine palestinienne a secoué Jérusalem, les autorités israéliennes ont usé de mesures violentes qui ont visé des centaines de milliers d’innocents habitants de Jérusalem-Est. Mais même alors, rien ne se rapprochait de ceci.
De plus, le terme de "châtiment collectif" ne peut sans doute pas s’appliquer aux événements d’Issawiya : je n’ai trouvé aucune allégation de violence ayant son origine à Issawiya qui pourrait, selon la logique de l’occupant, être la raison de la violente campagne de la part d’Israël contre le quartier.
Ce qui pose cette question évidente : pourquoi ceci arrive-t-il ?
Une "raison" évidente serait la violence contre des Israéliens à proximité du quartier – soit dans le quartier de la Colline Française construit sur des terres expropriées à Issawiya, soit sur l’autoroute pour la colonie de Ma’ale Adumim, qui passe sépare ce quartier de terres nécessaires à son développement (l’autoroute, aussi, a été construite sur des terres expropriées à Issawiya).
Les porte-parole de la police ont apparemment raconté aux journalistes que les raids étaient le résultat d’importantes émeutes. "Nous combattons le terrorisme afin qu’il ne passe pas dans Jérusalem-Ouest", a-t-il été dit à un journaliste. Quand l’ONG Ir Amim, qui travaille pour faire de Jérusalem une ville plus juste et plus durable, a envoyé un courrier au chef de la police du district de Jérusalem en demandant qu’il fasse cesser les descentes, voilà la réponse qu’elle a reçue :
Ces dernières semaines, des centaines d’émeutes et d’incidents violents graves ont eu lieu à Issawiya. Ceux-ci visaient la police ainsi que les civils israéliens circulant sur l’autoroute qui mène à Ma’ale Adumin. Il y a eu des tirs à balles réelles, des jets de cocktails Molotov, des tirs d’engins incendiaires et des jets de pierres qui ont blessé des civils israéliens. La Police d’Israël continuera à agir contre les terroristes.
Cependant les faits racontent une histoire différente. Des Israéliens blessés par des tirs à balles réelles ou par des cocktails Molotov auraient fait les gros titres. Mais il n’y a pas eu de tels reportages pendant de nombreux mois avant ou depuis que les descentes ont commencé, en juin. Malgré six semaines de descentes incessantes, la police n’a pas confisqué une seule arme, aucun habitant de Issawiya n’a été arrêté et accusé d’être impliqué dans de telles activités. Il est très rare qu’Israël – avec tout ce qu’il investit dans les collaborateurs palestiniens ou dans d’autres formes d’espionnage de la population civile palestinienne – ne soit pas capable de montrer du doigt un seul auteur de violences contre des Israéliens.
J’ai continué à enquêter, pour être sûre. Les groupes d’extrême-droite établissent de façon rigoureuse la liste des incidents violents de la part des Palestiniens ; ces enregistrements vidéo sont souvent utilisés pour inciter les Juifs à commettre des violences contre les Palestiniens ou pour faire pression sur les autorités israéliennes pour qu’elles fassent preuve d’intransigeance. Malgré les dizaines d’incidents violents à Jérusalem-Est et en Cisjordanie, allant des jets de pierre aux attaques au couteau et aux tirs, la documentation ne mentionne pas Issawiya. J’ai aussi parlé à des gens habitant à Colline Française et dans les colonies qui utilisent l’autoroute près du quartier. Ils ont déclaré qu’aucun incident récent n’avait éveillé de crainte dans leur communauté.
Pour "trouver une raison", il faut donc regarder ailleurs : au lieu de se demander pourquoi la police agit ainsi, on pourrait se demander pourquoi la police et le gouvernement israélien sont capables de continuer à mener cette campagne depuis six semaines ? Comment est-il possible que l’opinion israélienne n’exige pas qu’il soit mis fin à ceci ?
Des militants israéliens sont venus chaque jour à Issawiya et avec les habitants du quartier, ils ont rassemblé des informations sur les violences policières. Les deux premières semaines, leur présence a semblé amener la police à agir avec une certaine retenue. Cette solidarité quotidienne - non sans risque - a permis aux travailleurs humanitaires de rapporter dans le détail ce qui a eu lieu dans le quartier. Cependant, l’influence politique de ces militants reste marginale.
Un suivi honnête des médias aurait pu mettre la police dans une situation inconfortable. Alors que la presse le fait souvent dans les cas de brutalité policière envers les Juifs ultra-orthodoxes ou les Israéliens d’origine éthiopienne, à Issawiya, sauf en dehors de rares exceptions, les médias israéliens ont soit gardé le silence, soit servi de porte-parole à la police.
On peut aussi se demander ce qu’Israël cherche à atteindre par cette campagne quotidienne interminable. Pour répondre, on doit prendre du recul et adopter une vision plus large de ce qui se passe à Jérusalem.
La campagne contre Issawiya marque une nouvelle étape dans les politiques israéliennes d’oppression à Jérusalem-Est et fait partie du changement général de la politique israélienne envers les Palestiniens, avec l’appui de l’administration Trump.
Dans le passé, Israël s’est concentré principalement sur la construction de colonies dans la partie orientale de la ville. En établissant des "faits accomplis sur le terrain", le gouvernement avait l’intention de rendre aussi difficile que possible le tracé d’une frontière le long de la Ligne Verte et la création de deux capitales à Jérusalem. Aujourd’hui, cet objectif a dangereusement franchi un cap vers la dislocation de la Jérusalem palestinienne.
Israël déverse des centaines de millions de shekels dans des projets de prise de contrôle d’importantes parties de la Vieille Ville et de ses quartiers environnants, tout en fragmentant le territoire palestinien et en mettant en péril la population palestinienne. Des quartiers tels que Silwan, A-Tur et Cheikh Jarrah ont connu une intensification des démolitions de maisons et des expulsions, tandis que la municipalité construit des esplanades, des centres culturels et des attractions touristiques pour les colons juifs des quartiers palestiniens.
Israël veut retracer les limites municipales de la ville afin de pousser 120 000 Palestiniens, soit plus du tiers de la population palestinienne de la ville, hors de la ville. Selon la loi proposée l’année dernière par le ministre des Affaires de Jérusalem, Ze’ev Elkin, des quartiers tels que Kufr Aqab, Ras Hamis et le camp de réfugiés de Shuafat, déjà séparés du reste de la ville par le mur de séparation, seront exclus des limites municipales.
Issawiya préfigure ce qu’Israël réserve aux quartiers palestiniens de Jérusalem : une violence continue qui n’a pas d’autre but que d’opprimer et d’empoisonner la vie de tous ceux qui y vivent.
*Aviv Tatarsky est chercheur pour l’ONG Ir Amim et participe activement aux activités de solidarité avec Issawiya, organisées par Jérusalem Libre.
Traduit de l’anglais (original) par Yves Jardin, membre du GT de l’AFPS sur les prisonniers.