Depuis la première fois où il a pu voter, Ofek Ravid, professeur d’histoire âgé de 28 ans, a voté soit pour les Travaillistes, soit pour le Meretz, les deux partis en Israël affiliés à la gauche. A l’élection d’avril 2019 il a voté pour le Meretz et à la campagne de la seconde chance de septembre il a voté pour la liste née d’une fusion récente des Travaillistes et du Gesher. Présidé par Orli Levi-Abekasis, le Gesher met principalement l’accent sur les questions d’action sociale et est considéré comme étant politiquement à la droite du Parti travailliste. Dans les deux cas, déclare Ravid, habitant du Kibbutz Glil Yam, au centre d’Israël, il était motivé par des considérations stratégiques plutôt qu’idéologiques : il voulait s’assurer que ces partis, dont chacun paraissait en voie d’extinction, franchissent le seuil électoral.
Le 2 mars, date des troisièmes élections générales israéliennes en l’espace de moins d’un an, Ravid projette de voter pour la Liste Unifiée. L’alliance électorale des quatre partis principalement arabes a en septembre remporté 13 sièges à la Knesset (sur un total de 120). « Les Arabes sont en Israël une minorité réprimée et je veux qu’il y ait une voix qui les représente », déclare Ravid à Haaretz. « A une époque, je pouvais compter sur le Meretz pour remplir ce rôle, mais je ne peux plus ».
De peur qu’un ou deux de ces partis ne puissent franchir le seuil électoral à l’élection du 2 mars, Travaillistes-Gesher et le Meretz ont annoncé leur propre alliance électorale le mois dernier. La liste mixte, déplore Ravid, ne « se préoccupe pas des choses qui comptent vraiment pour moi ». La recherche d’une solution au conflit israélo-palestinien de longue durée, remarque-t-il, en est un exemple frappant.
« Je veux dire, regardez leur réponse ambiguë au soi-disant plan de paix de Trump et leurs réponses aux affrontements en cours à Gaza » remarque Ravid. « La Liste Unifiée a une position beaucoup plus claire sur ces questions ».
Omri Yavin, scénariste et dramaturge installé à Tel-Aviv, a aussi continué à voter pour le Meretz et ce qu’il appelle « ses proches » aussi longtemps qu’il s’en souvienne. Cependant, il a à présent perdu tout espoir que la gauche juive d’Israël puisse prendre la tête d’un bloc de partis sociaux-démocrates, une mesure qu’il pense désespérément nécessaire dans le pays. « Ils ont lamentablement échoué » déclare l’homme âgé de 62 ans, « donc je pense qu’il est temps de donner une chance à d’autres ».
Le 2 mars, lui aussi votera pour la Liste Unifiée. « Peut-être que le salut viendra d’elle », déclare-t-il avec mélancolie. « Au Parti Travailliste et au Meretz, vous n’avez plus de vrais dirigeants – seulement des présentateurs. [Président de la Liste Unifiée] Ayman Odeh, en revanche, a fait preuve de réelles qualités de direction, et je crois qu’il est aujourd’hui le seul homme politique ayant les compétences pour diriger un bloc social-démocrate qui se consacre à un espace social commun et à la coexistence ».
Gavin ne se fait pas d’illusions quant à ce que cela arrivera du jour au lendemain. « Mais au moins avec la Liste Unifiée, il y a l’espoir de quelque chose de nouveau », dit-il.
Ravid et Yavin font partie d’un nombre croissant de Juifs israéliens, qui ont longtemps soutenu des partis sionistes tels que le Parti Travailliste et le Meretz et qui projettent de rompre les rangs et pour la première fois de leur vie, de voter aux prochaines élections pour une liste arabe ou en majeure partie arabe. Dans le passé, les partis arabes ne pouvaient pas compter sur les électeurs juifs pour leur accorder l’équivalent d’un seul siège à la Knesset. Selon divers sondages nationaux partagés par Haaretz, le 2 mars la Liste Unifiée pourrait obtenir jusqu’à deux sièges grâce aux électeurs juifs de gauche désabusés et fâchés.
« Je pense que nous verrons un nombre record de Juifs votant pour les partis à direction arabe », déclare Gayil Talshir, maîtresse de conférences en sciences politiques à l’Université Hébraïque de Jérusalem qui se spécialise sur le comportement des électeurs israéliens.
Depuis de nombreuses années, le Meretz était le seul parti sioniste qui puisse légitimement affirmer représenter à la fois les Juifs et les Arabes d’Israël. En effet, aux élections d’avril, les candidats arabes occupaient deux des cinq premières places sur la liste. S’il n’y avait pas eu alors les suffrages de dizaines de milliers de citoyens arabes, le Meretz serait tombé au-desous du seuil électoral. Puisque le Meretz n’a remporté à cette élection que quatre sièges à la Knesset, un des deux candidats arabes seulement – Esawi Freige – a été élu. Quelques mois après, Freige a été rétrogradé, de la quatrième à la sixième place sur la liste. Puisque le parti n’a remporté que cinq sièges aux élections de septembre, aucun candidat arabe du Meretz n’a fait son entrée à la Knesset. Juste avant ces élections, le Meretz s’est uni avec un nouveau parti fondé par Ehud Barak, l’ancien homme politique du Parti Travailliste largement détesté dans la communauté arabe parce qu’il était premier ministre au moment des tristement célèbres manifestations d’octobre 2000, au cours desquelles 12 citoyens arabes ont été mortellement atteints par les tirs de la police.
Le coup de grâce pour beaucoup de partisans du Meretz
Si tout cela n’était pas suffisant pour faire fuir des électeurs attachés à améliorer le sort de la minorité arabe du pays, en tant que partie de l’accord du mois dernier avec le Parti Tavailliste-Gesher, Freige a été relégué encore plus loin sur la liste, à la 11ème place – un pari risqué, selon la plupart des sondages – afin de faire de la place pour les candidats juifs.
Parmi ces candidats juifs il y avait Levi-Abekasis, une ancienne membre de Yisrael Beiteinu, le parti de droite présidé par Avigdor Lieberman. Bien qu’elle se soit abstenue lors du vote à la Knesset sur la loi controversée du soi-disant Etat-nation — largement perçue par les Israéliens arabes comme une tentative de les rétrograder au rang de citoyens de seconde classe en donnant la priorité au caractère juif de l’état — Levi-Abekasis était une des législateurs qui avaient signé le projet de loi initial. Pour beaucoup de partisans de longue date du Meretz, ceci a été le coup de grâce.
« Cela a poussé beaucoup de ceux qui étaient à la marge de gauche du parti directement dans les bras de la Liste Unifiée », déclare Talshir.
La Liste unifiée comprend un mélange éclectique de communistes purs et durs, d’islamistes et de nationalistes laïcs. Odeh est aussi le président du Hadash, une excroissance du parti Communiste Israélien et le seul des quatre composantes de la Liste Unifiée ayant dans ses rangs un législateur juif. Que ce soit à cause de leurs positions intolérantes sur des questions comme celles des droits des femmes et des personnes LGBT, ou à cause de leur hostilité manifeste à l’Etat, quand les autres composantes ont fait campagne chacune de leur côté elles n’ont jamais attiré un nombre significatif d’électeurs juifs.
Ces dernières semaines, toutefois, il y a non seulement une augmentation du nombre des électeurs juifs de gauche gravitant vers la Liste Unifiée, mais la Liste Unifiée les recherche aussi activement. Talshir pense que c’est parce que les dirigeants de l’alliance ont été encouragés par le résultat des dernières élections. « Il est devenu évident que la Liste Unifiée est une force non seulement dans la communauté arabe mais aussi dans la société en général, à cause de sa capacité à mettre fin au régime Netanyahu », déclare-t-elle. « Et ceci peut expliquer pourquoi elle a commencé à rechercher des partenaires qui ne soient pas nécessairement arabes ».
Ce n’est pas que la Liste Unifiée ait remporté suffisamment de sièges en septembre pour donner une majorité au Kahol Lavan, le principal parti d’opposition. Et ce n’est pas que le Kahol Lavan aurait même accepté dans ce cas d’inclure la Liste Unifiée dans sa coalition. Mais grâce à la participation électorale accrue parmi les électeurs arabes le 17 septembre, la Liste Unifiée a remporté assez de sièges à la Knesset pour empêcher le Premier Ministre Benjamin Netanyahu d’obtenir une majorité de droite. Même pour ses détracteurs qui n’ont pas voté pour la Liste Unifiée, c’était une raison pour lui être reconnaissant. Le fait que la Liste Unifiée, en un geste plutôt surprenant, ait aussi recommandé le dirigeant du Kahol Lavan, Benny Gantz, pour être premier ministre l’a aidé à gagner plus de légitimité aux yeux de beaucoup d’électeurs juifs.
Les électeurs du Meretz qui se sentent aliénés par les évolutions récentes dans leur parti sembleraient être une cible naturelle pour la Liste Unifiée. Effectivement, Dean Issacharoff, responsable de la campagne en hébreu de la Liste Unifiée, pense qu’il sera assez facile de les convaincre. « Nous sommes aujourd’hui la seule liste qui porte le drapeau du partenariat arabo-juif et qui parle des intérêts communs des Arabes et des Juifs », déclare-t-il. « Nous avons de loin le programme social le plus progressiste et les messages les plus clairs contre l’occupation et de soutien à la paix de tous les partis en campagne ».
Issacharoff, qui exerce aussi la fonction de porte-parole personnel de Odeh, remarque que la Liste Unifiée s’est toujours engagée dans une certaine forme de sensibilisation en direction de la communauté juive, au moins vers certains secteurs de celle-ci. « Mais je pense que maintenant nous sommes politiquement dans une position différente » remarque-t-il. « Les électeurs de gauche peuvent voter cette fois selon leur cœur – et non par nécessité stratégique ». En d’autres mots, maintenant que le Parti Travailliste-Gesher et le Meretz ont fusionné leurs listes, le risque qu’ils échouent à franchir le seuil électoral (une préoccupation majeure pour beaucoup de leurs électeurs lors des deux scrutins précédents) a pratiquement disparu.
A la recherche des suffrages des Haredi
Mais ce ne sont pas seulement après les électeurs juifs de gauche que court cette fois la Liste Unifiée. Cette semaine, le parti a dévoilé une campagne inédite ayant pour but d’attirer des électeurs de communautés juives au-delà des cercles de gauche habituels. Les plus grands capteurs d’attention ont été de loin les grands panneaux d’affichage en yiddish placardés autour des localités ultra-orthodoxes de Bnei Brak et de Beit Shemesh, qui ont mis l’accent sur un grief commun de même nature des Israéliens arabes et haredi : leur mise à l’écart de la part de la société israélienne dominante pour ne pas faire de service militaire. « Votre vote contre la conscription obligatoire », disent les annonces.
La Liste Unifiée projette aussi une campagne à Petah Tikva visant les Israéliens éthiopiens, autre communauté où elle a identifié un terrain d’entente : les Israéliens arabes et éthiopiens souffrent anormalement de la brutalité de la police. Les panneaux d’affichage, à la fois en hébreu et en amharique (la langue de beaucoup de membres de la communauté), déclarent : « votre vote contre la violence de la police ». La Liste Unifée projette aussi de s’adresser aux électeurs russophones qui ont des griefs contre les institutions religieuses d’Israël gérés par les Orthodoxes, dans le cadre de cette campagne au caractère intersectoriel.
L’alliance ne se berce toutefois pas d’illusions en croyant que ces efforts de sensibilisation rapporteront un nombre significatif de nouveaux suffrages, du moins pas maintenant. Son principal espoir, pour le moment, repose en des électeurs comme Eli Bareket, militant de longue date du Meretz qui déclare qu’il reconnaît à peine sa maison politique de longue durée. « Quant à moi, la manière de répondre au mouvement du Meretz vers la droite est de faire mouvement vers la gauche » dit-il pour expliquer sa décision de voter pour la Liste Unifiée.
Bareket a commencé à militer dans le Ratz, précurseur du Meretz, quand il était adolescent. Pendant quatre ans, il a dirigé la section du parti à Jérusalem. Sa décision n’a donc pas été facile, remarque l’éditeur de vidéos âgé de 51 ans, particulièrement car « sur le plan de mes valeurs et de mes positions, je suis encore beaucoup plus près du Meretz que je ne le suis de la Liste Unifiée ». Ce qui a provoqué cette décision, dit-il, a été que les dirigeants du Meretz ont cessé de parler des injustices de l’occupation israélienne et de la nécessité d’y mettre fin. « Malheureusement, le seul parti ces jours-ci qui s’exprime contre l’occupation est la Liste Unifiée »,” déclare-t-il.
Cela a été aussi une manière pour lui d’exprimer de la solidarité avec les Arabes israéliens « qui dans ce pays sont de plus en plus les victimes de provocations », dit-il.
Itamar, qui a demandé que son nom complet ne soit pas divulgué, avait l’habitude de voter pour le Parti Travailliste (« de façon regrettable », ajoute-t-il) avant de s’orienter vers le Meretz. « J’ai voté pour le Meretz par conviction que les droits de la minorité arabe d’Israël ne doivent pas être la préoccupation des seuls partis arabes, et je le pense toujours », déclare cet habitant de Tel-Aviv âgé de 41 ans, qui travaille dans une organisation de gauche à but non lucratif. « Mais à titre personnel, je me sens ces jours-ci de moins en moins lié au Meretz, et le fossé entre l’endroit où je me trouve et l’endroit où il se tient est allé en se creusant ».
Quand il lui est demandé s’il n’est pas dérangé par certaines des positions plus extrêmes défendues par des responsables politiques de la Liste Unifiée, Itamar répond : « je suis encore plus tracassé par le fait que je ne connaisse pas vraiment quelles sont leurs positions. De tout façon, puis qu’ils n’ont absolument aucune chance de devenir un parti de gouvernement en Israël, cela ne me tracasse pas véritablement parce qu’il y a des limites à l’influence qu’ils peuvent avoir. Et admettons-le, aucun parti n’est parfait ».
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du groupe de travail de l’AFPS sur les prisonniers
Photo : Le Président de la Liste Unifiée et du Hadash, Ayman Odeh, saluant alors qu’il arrive le 15 janvier pour soumettre la liste des candidats à l’élection du 2 mars 2020. (Ohad Zwigenberg)