Depuis 2004, l’AFPS traduit et publie chaque semaine la chronique hebdomadaire d’Uri Avnery, journaliste et militant de la paix israélien, témoin engagé de premier plan de tous les événements de la région depuis le début. Cette publication systématique de la part de l’AFPS ne signifie évidemment pas que les opinions émises par l’auteur engagent l’association. http://www.france-palestine.org/+Uri-Avnery+
Ce fut un accueil délirant. La foule se déchaînait, criait, se pressait, brandissait les poings.
Pourtant, le judo n’est pas un sport très populaire en Israël. Les Israéliens passionnés de sports fréquentent les stades de foot, et aussi les salles de basket. Mais dans ces deux sports, Israël est loin d’avoir gagné une médaille.
Et voilà que les foules israéliennes devinrent soudain fans de judo (certains parlent de “Jewdo”). Les gens qui ne se montrèrent pas fous d’enthousiasme furent considérés comme des traîtres. Nous n’avons rien entendu sur les champions de judo qui avaient remporté les médailles d’or ou d’argent. Y en a-t-il eu ?
NOUS NE POUVONS qu’imaginer ce qui se serait produit si l’équipe olympique israélienne avait comporté des athlètes arabes. Des Arabes ? Dans notre équipe ?
Certes, les Arabes représentent quelque 20% de la population israélienne et certains sont très engagés en sport. Mais Dieu – ou Allah – nous a préservés de ce casse-tête. Aucun d’eux n’était à Rio.
Mais il y a une autre question qui aurait dû attirer l’attention. Israël est – selon sa propre définition officielle – un “État juif”. Il prétend appartenir au peuple juif. Il se considère, d’une certaine façon, comme le quartier général du “judaïsme mondial”.
Alors pourquoi personne en Israël ne manifeste-t-il le moindre intérêt pour les médailles remportées par les Juifs et les Juives des autres délégations nationales ? Où est la solidarité juive ? Où est la fierté juive ?
Eh bien cela n’existe tout simplement pas là où c’est important. Pour les Jeux Olympiques, un événement hautement nationaliste, personne en Israël ne se soucie des Juifs de la Diaspora. Qu’ils aillent se faire voir.
Il semble qu’en sport, plus que partout ailleurs, la distinction entre Israéliens et Juifs soit fondamentale. Tellement fondamentale, vraiment, que la question ne s’est même pas posée. Qu’est-ce que ça peut bien faire ?
LA QUESTION fut soulevée lors d’un débat qui s’est ouvert récemment.
Elle a démarré avec un petit article de moi dans le journal libéral israélien Haaretz. Je faisais remarquer que quelques uns des meilleurs et plus brillants jeunes Israéliens ont émigré et pris racine dans des pays étrangers. De façon assez curieuse leur nouvelle patrie la plus populaire est l’Allemagne, et leur ville préférée est Berlin. J’avais demandé poliment aux émigrants de revenir pour prendre part au combat “pour sauver Israël de lui-même”.
Quelques uns des Israéliens de Berlin ont poliment décliné. Non merci ont-ils répondu. Ils se sentent chez eux dans l’ancien Reichhauptstadt, et n’ont absolument aucune intention de revenir en Israël.
Je fus frappé par le fait qu’aucun des correspondants n’ait même fait mention de la communauté juive de Berlin ou d’ailleurs. Ils ne se considèrent pas comme membres des communautés juives du monde, mais plutôt comme une nouvelle diaspora israélienne, distincte. Comme la plupart des Israéliens ils nourrissent un secret mépris pour les Juifs de la Diaspora.
Mais cela ne peut pas durer. À l’exception de ceux qui sont totalement affranchis de la religion et de la tradition, les Israéliens de l’étranger auront encore besoin d’être mariés par un rabbin, de faire circoncire leurs fils nouveaux-nés par un rabbin, et à la fin d’être enterrés dans un cimetière juif. Assez vite ils seront membres à part entière des communautés juives locales.
Pour ces Juifs, tout le processus aura été accompli en six ou sept générations, venue de Juifs de la diaspora en Israël, puis retour de Juifs d’Israël à la Diaspora.
LE FONDATEUR du sionisme politique, Theodor Hertzl, pensait qu’après la création de “l’État juif” (pas nécessairement en Palestine), tous les Juifs du monde viendraient s’y établir. Ceux qui ne le feraient pas s’assimileraient simplement dans les pays où ils vivaient et cesseraient d’être juifs.
C’était une idée simple parce que Hertzl était un naïf, qui savait très peu de choses sur les Juifs. C’est la raison pour laquelle il n’a pas conçu de différence future entre les Juifs de l’État juif et tous les autres, qui resteraient où ils étaient ou qui émigreraient vers d’autres pays comme les USA. Le terme “Juif” en vint à signifier beaucoup de choses différentes.
Les Juifs étaient fiers de parler d’un “peuple juif”, un seul peuple dispersé dans le monde entier. En effet, il n’y avait là rien d’exceptionnel : c’était la situation normale dans l’empire Byzantin, et plus tard dans le califat ottoman. Certains éléments en avaient été conservés sous le mandat britannique, et persistent même aujourd’hui dans les lois d’Israël.
Dans ce système, que les Turcs appelaient “millet”, les peuples ne constituaient pas des unités territoriales mais des communautés religieuses dispersées géographiquement et dirigées par leurs propres leaders religieux, soumises à l’empereur ou au sultan. Les Juifs n’étaient pas différents à cet égard des Hellènes, des diverses sectes chrétiennes ou, plus tard, des musulmans.
Ce n’est qu’avec l’avènement des nations modernes, fondées sur des territoires, que les Juifs sont devenus presque uniques. Les autres peuples religieux se sont réformés pour devenir des nations modernes. Les Juifs obstinés ont refusé le changement et sont restés une entité ethno-religieuse dispersée.
Hertzl et ses disciples voulaient changer cela et faire avec retard des Juifs une nation moderne, possédant leur propre “patrie”. C’était le sens du sionisme.
Alors pourquoi n’ont-ils pas établi une distinction claire entre les membres de leur nation nouvelle et les Juifs du monde ? Eh bien, il n’y a jamais eu d’idéologie sioniste clairement définie, à l’image de l’idéologie marxiste. Par ailleurs, ils craignaient qu’une séparation tranchée d’avec la religion juive ne nuise à leur cause. Ils ont donc laissé les choses dans la confusion – religion juive, diaspora juive, peuple juif, État juif, tout cela c’était la même chose.
L’idée était qu’en ne faisant pas de distinction entre un Juif de Berlin et un Juif de Tel Aviv on faciliterait la venue en Israël des Juifs du monde entier. Il ne venait à l’idée de personne que ce pont présentait deux directions. S’il était facile d’aller de Berlin à Tel Aviv, il était tout aussi facile d’aller de Tel Aviv à Berlin. C’est qui se produit maintenant.
CELA AURAIT bien pu ne pas se produire si la nation nouvelle créée par le sionisme avait été appelée d’un autre nom.
Un petit groupe d’intellectuels proposa un jour précisément cela. Ils voulurent appeler les membres de la nation nouvelle de Palestine “hébreux”, tout en continuant d’appeler “Juifs” les membres de la diaspora. Cela fut vigoureusement condamné par les sionistes. Bien que l’argot populaire ait inconsciemment adopté cette distinction, elle n’obtint aucun statut officiel.
Avec la création de l’État d’Israël, il semblait y avoir une solution naturelle : il y avait la diaspora juive et il y avait l’État d’Israël. Les Juifs d’Israël devinrent des Israéliens et ils en étaient fiers. Lorsqu’on leur demandait à l’étranger ce qu’ils étaient ils répondaient naturellement “je suis israélien”, jamais “je suis juif”. Je soupçonne fortement un jeune émigrant israélien à Berlin aujourd’hui de donner encore la même réponse.
Mais il y a un problème : plus de 20% des citoyens israéliens sont arabes. Sont-ils inclus dans le concept de nation israélienne ? La plupart d’entre eux et presque tous les Israéliens juifs répondraient Non. Ils se considèrent eux-mêmes comme une minorité palestinienne en Israël.
La solution simple consisterait à reconnaître les “Arabes israéliens” comme minorité nationale, avec la plénitude des droits de minorité. Mais la direction israélienne est totalement incapable de faire cela. Nous nous trouvons donc dans une situation plutôt grotesque : les responsables de l’état-civil de l’autorité israélienne qui demandent à chacun sa nationalité refusent d’enregistrer “israélienne” et insistent pour “juive” ou “arabe”. (En Israël, nationalité ne signifie pas citoyenneté.)
Un appel a été fait par un groupe de citoyens (dont moi) auprès de la Cour suprême contre cette décision, mais il a été rejeté.
J’eus un jour une discussion à ce sujet avec Ariel Sharon. Je lui demandai : “Qu’êtes-vous en premier, israélien ou juif ? Il me répondit sans hésiter : “Avant tout je suis juif, ce n’est qu’après que je suis israélien.” Ma réponse était à l’opposé : “Je suis d’abord israélien, et seulement après juif.”
Sharon est né dans un village communautaire et ne connaissait quasiment rien au judaïsme. Mais il fut éduqué dans le système d’éducation sioniste, un système qui est totalement orienté pour produire des Juifs.
S’il avait été en vie aujourd’hui, Sharon aurait certainement félicité les judokas israéliens. Il ne lui serait pas venu à l’esprit de s’intéresser à des stars olympiques juives.