A Gaza, les formes géométriques harmonieuses sont un luxe. On croit à un mirage en arrivant aux abords de la cité résidentielle située au nord-est de Khan Younis, au centre du territoire palestinien. Des dizaines de bâtiments de cinq étages, ocres et marron, se dressent au cordeau. Le bitume est impeccable. Des places de parking sont nettement dessinées. Les enfants se chamaillent sur un terrain de jeu, une extravagance à Gaza. La propreté saute aux yeux. A quelques centaines de mètres de là, des taudis miséreux bordent la côte, dans la puanteur des détritus et des eaux usagées déversées dans la mer.
La cité résidentielle porte le nom de Hamad Al-Thani. Un hommage bien naturel à l’ancien émir du Qatar. L’émirat est le principal soutien financier des deux millions de Palestiniens de la bande de Gaza, soumise au blocus égyptien et israélien depuis la prise de pouvoir par le Hamas en 2007. En une décennie et trois guerres contre Israël, le territoire s’est enfoncé dans la crise permanente, la dépression et la dépendance à l’assistance étrangère.
Le 9 juin, une centaine d’habitants de la cité Al-Thani se sont rassemblés devant la mosquée, après la grande prière du vendredi, pour exprimer leur soutien au Qatar, confronté au blocus de pays arabes. « Beaucoup disent merci aux Qataris, explique Ahmed Awad, 61 ans, ancien vendeur de pièces détachées de voitures. Ici, tout est beau et calme. Mais il n’y a pas du tout de boulot. » Les enfants d’Ahmed Awad l’aident à payer le crédit de l’appartement, dont le coût total est de 40 000 dollars (35 900 euros). Certains privilégiés ont reçu un logement à titre gratuit du Hamas, ce qui suscite des jalousies. Mais, au final, le Qatar a ouvert une étroite lucarne, où l’on distingue une vie correcte.
« L’ami ultime »
Lors de la conférence des donateurs du Caire, au mois d’octobre 2014, quelques semaines après la dernière guerre avec Israël, le Qatar avait annoncé qu’il consacrerait un milliard de dollars à Gaza. Fin 2016, 216 millions avaient été engagés. Mais ces promesses ne représentent qu’une partie de l’effort.
Dès la fin 2012, l’émirat avait lancé le comité de reconstruction de Gaza, qui a depuis investi 400 millions de dollars dans une centaine de projets. Ceux-ci vont des infrastructures routières aux hôpitaux, en passant par un tribunal, une mosquée ou encore une clinique vétérinaire. Pour les habitants, le Qatar est un précieux parrain dont on mesure l’amitié en mètres cubes de béton.
Les accusations lancées contre lui par les pays arabes et les Etats-Unis, au sujet de son soutien au terrorisme, ont stupéfait le Hamas. « C’est un choc sévère, dit l’analyste Omar Shaban. Le Qatar est l’ami ultime. Le Hamas a déjà perdu en grande partie la Turquie, qui a normalisé ses relations avec Israël sans réclamer au préalable une levée du siège de Gaza. » Personne ne s’attend à une suspension brutale des précieux programmes d’investissement du Qatar. Mais sa stigmatisation remet en question la stratégie de « normalisation » du Hamas.
Catastrophique
Le Hamas comptait sur les six premiers mois de l’année pour rafraîchir sa devanture, changer sa direction et également sortir de son isolement. Le résultat est catastrophique. Il se trouve sous la pression combinée d’Israël, de l’Autorité palestinienne et des Egyptiens. La crise énergétique s’amplifie : la population ne dispose que de trois heures d’électricité par jour. Le mouvement islamiste armé a certes mené à bien le renouvellement de ses cadres, Ismaïl Haniyeh prenant la succession de Khaled Mechaal à la tête du bureau politique et Yahya Sinouar, celle du parti dans la bande de Gaza. Mais la nouvelle charte aux formulations moins abrasives, présentée début mai à Doha, n’a pas convaincu les pays occidentaux.
Le moment choisi, en plein effort diplomatique américain pour unifier le monde arabe contre le djihadisme et l’Iran, l’a privée de tout écho. A Riyad, Donald Trump a cité le Hamas comme une organisation terroriste, au même titre que l’organisation Etat islamique (EI). Et voilà que les pays arabes font bloc contre le Qatar, refuge confortable depuis des années pour les responsables politiques et militaires du Hamas en exil. « Les Qataris n’ont demandé à personne de partir, assure Ahmed Youssef, figure modérée du mouvement. Après avoir été cités par Israël, certains de nos représentants ont quitté d’eux-mêmes l’émirat, car le Qatar avait assez de poids comme ça sur les épaules. »
Dans ce contexte, la tentation de Téhéran est particulièrement forte au sein de l’aile militaire du Hamas, faute d’alternative. Un paradoxe, alors que la charte revue du mouvement affirme son autonomie. « On ne veut se placer dans aucun axe, souligne Ghazi Hamad, responsable des relations internationales du Hamas. On sait que c’est très compliqué, car il y a beaucoup de contradictions entre tous les pays de la région, et de pressions. Mais nous avons besoin de tout le monde. »
L’Egypte en action
Pour contrer la tentation iranienne, l’Egypte s’est mise en action. Une délégation du Hamas, conduite par Yahya Sinouar, a été accueillie au Caire, le week-end des 10 et 11 juin. Le mouvement palestinien cherche à obtenir la fin du blocus égyptien et la réouverture régulière du poste de passage de Rafah. De son côté, le président égyptien Sissi ne fera aucun cadeau. Il exige des garanties sur la sécurisation de la frontière avec la bande de Gaza, dans ce Sinaï où une lutte acharnée oppose toujours son armée aux djihadistes affiliés à l’EI.
« Nous avons clairement dit que nous ne permettrons à personne d’aller combattre les Egyptiens dans le Sinaï, ni de trouver refuge à Gaza s’ils sont recherchés par l’armée », assure Ghazi Hamad. Mais les Egyptiens veulent des actes, des arrestations ciblées. A leurs yeux, Gaza n’est pas une cause, mais un motif permanent de souci. Le Caire mise tout sur sa proximité avec l’administration Trump.
Ces discussions entre Le Caire et le Hamas s’inscrivaient dans un cadre sécuritaire et non politique, les Egyptiens ne voulant pas se démarquer de la ligne antiterroriste actuellement en vogue dans les pays arabes. Un invité de marque s’y est pourtant glissé : Mohammed Dahlan, l’ancien chef du Service de sécurité préventive palestinienne à Gaza. Rival de Mahmoud Abbas en exil et bête noire du Hamas par le passé, il se positionne à présent en avocat du territoire sous blocus. Son retour dans la bande de Gaza, où il a laissé un souvenir douloureux en raison des règlements de compte en 2006-2007 entre Fatah et Hamas, est discuté. Il accentuerait encore un peu plus l’affrontement entre Gaza et Ramallah.