Une fois de plus, le gouvernement israélien a fait savoir, le 7 novembre dernier, son refus de participer à la conférence internationale pour la paix au Proche-Orient que la France souhaite organiser à Paris en décembre prochain. Pour les dirigeants de l’Etat hébreu, des « négociations directes » avec l’Autorité palestinienne demeurent la seule voie possible qui permettrait d’aboutir un jour à une « paix juste ». [1]
Cette position n’est pas qu’une simple divergence sur la meilleure procédure à suivre pour parvenir un jour à la fin de l’occupation et à la création d’un Etat palestinien. En réalité, elle ne fait que refléter d’une manière à la fois biaisée et brutale le refus constant qu’Israël oppose depuis près de vingt ans à la conclusion d’un véritable accord de paix. Une attitude qui trouve d’ailleurs ses racines dans les origines du sionisme, qui ont structuré, depuis plus d’un siècle, le noyau dur de l’identité israélienne.
Deux mots hébreux la résument : la houtspa et la hasbara. Le premier peut être traduit par le « culot », une sorte de culte du fait accompli, l’équivalent de notre « impossible n’est pas français » : un volontarisme exacerbé qui à défaut de susciter le respect provoque au moins une certaine admiration, sans lequel l’Etat d’Israël – un projet conçu et nourri au départ par une poignée de militants nationalistes visionnaires et exaltés - n’aurait probablement jamais vu le jour. Et qui fonde notamment la règle selon laquelle tout arpent de la terre biblique gagné par les hasards des victoires militaires doit demeurer à jamais sous la souveraineté exclusive du peuple juif. Un credo difficilement justifiable au regard du droit international. Et qui donne tout son sens au second mot, la hasbara, que l’on peut traduire par l’« explication » : un discours (ce qu’on appelle aujourd’hui les « éléments de langage ») destiné en premier lieu à la société israélienne, qui peut y trouver de quoi se rassurer sur son innocence et renforcer sa cohésion ; en second lieu au reste du monde, pour tenter de le convaincre du bien-fondé de la position israélienne. En d’autres termes, un discours qui tente de justifier… l’injustifiable.
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la déclaration officielle du 7 novembre, qui affirme privilégier la voie des « négociations directes » avec les Palestiniens : des négociations virtuelles et surréalistes qui n’ont pas la moindre chance de parvenir dans un avenir proche ou lointain à un quelconque accord de paix. Car la position israélienne s’inscrit en réalité dans toute une série de glissements sémantiques qui n’ont pour but – en inversant les rôles – que de vider de sa substance l’idée même de négociation. Le premier de ces glissements consiste à refuser l’arrêt de la colonisation de la Cisjordanie par laquelle Israël grignote chaque jour un peu plus les territoires palestiniens, au motif qu’il ne serait pas raisonnable d’imposer un « préalable » à la négociation avant même qu’elle n’ait commencé. Un postulat qui, sur le mode « ne pas mettre la charrue avant les bœufs », se pare de l’apparence de la bonne foi mais qui consiste en réalité à vouloir continuer de manger le gâteau avant même d’avoir pu déterminer la part qui revient à chacun…
Le deuxième glissement est apparu il y a quelques années. Dans les décennies qui ont suivi la Guerre des Six jours, « les territoires occupés » constituait l’expression la plus communément admise par la société israélienne pour désigner la Cisjordanie. Façon d’admettre que ces territoires avaient vocation à être restitués un jour aux Palestiniens. Au début des années 2000, sous la pression de la droite religieuse, ces territoires furent désignés sous leur appellation biblique de Judée et Samarie. On les appelle à présent les « territoires disputés ». Une manière de considérer que si des négociations doivent un jour s’engager, leur hypothétique résultat demeure « ouvert » : ce territoire m’appartient autant qu’à toi. Peut-être, en définitive, partagerons-nous moitié-moitié ; à moins que 90% te revienne, et que je doive me contenter des 10% restant ; ou à moins que ça ne soit l’inverse… La revendication de territoires « disputés » et le refus de poser tout « préalable » à la négociation revient ainsi à priver celle-ci de tout cadre défini et de tout objectif précis qui, rappelons-le tout de même, devrait viser à mettre fin à une occupation jugée illégitime par l’ensemble de la communauté internationale et à permettre la création d’un Etat palestinien souverain et indépendant. Notons, à ce sujet, que depuis les débuts du sionisme, Israël s’est soigneusement abstenu de revendiquer le moindre tracé de frontière.
Ainsi plus de cadre, ni d’objectif à des négociations directes qui perdent tout leur sens. Des rectifications de frontières par rapport à celles de 1967 sont certes envisageables, mais dès lors que c’est l’ensemble des territoires qui sont « disputés » sur quelle base va-t-on négocier ? Va-t-on interroger les astres ou lire dans les entrailles des animaux pour savoir à qui ils appartiennent ? Toute négociation suppose des compromis, mais imagine-t-on un débiteur discutant avec son créancier non seulement des délais de paiement ou de la remise de certaines majorations, mais mettant en doute jusqu’au principe même de la négociation et son objectif final, le remboursement de la dette ? La paix n’est pas pour demain.