Faut-il croire que le général Sharon reconverti en premier ministre s’est transformé en homme de paix comme le disait son ami et financier Georges Bush ? La réponse aux deux questions est non. Remontons d’abord le temps et l’histoire pour tenter de comprendre le présent.
Le projet sioniste d’un foyer national juif, soutenu et promis par les Britanniques de la Palestine mandataire, sous pression américaine, se concrétise après les horreurs nazies dont les puissants d’alors savent bien qu’ils portent une partie de responsabilité, eux qui ne pouvaient pas ne pas savoir. La décision internationale de créer deux états sur la terre de Palestine, la création unilatérale en 1948 de l’Etat d’Israël et la guerre qui l’accompagne amènent à la Nakba, le massacre ou l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens. La Catastrophe fait des Palestiniens des réfugiés sur leur propre terre ou à l’étranger, l’occupation militaire de la Palestine a commencé. La guerre de 1967 gagnée par Israël et l’occupation du reste de la Palestine historique amène la présence juive israélienne, toujours en quête d’Erez Israël, le grand Israël, aux frontières jamais fixées et toujours avancées, jusqu’au Jourdain à l’est.
Dès lors la colonisation a pour objectif d’occuper le plus de terre palestinienne en y conservant le moins de Palestiniens ou en les isolant, creéer de toute pièce le mythe claironné comme une réalité d’ « une terre sans peuple ». Les colonies, toutes illégales, décidées et construites par les différents gouvernements israéliens, et plus tard le Mur d’annexion dont le projet travailliste a été mis en pratique par le Likoud de Sharon ( mur déclaré illégal par la plus haute instance juridique internationale) morcellent la Palestine et en confisquent les richesses. Civils armés, les colons, qu’ils soient des fanatiques religieux ou des idéologues sionistes, sont des milices redoutables, soldats sans uniforme, fer de lance de l’occupation. Ariel Sharon en est depuis le début le parrain.
Face à ce déni de l’existence du peuple palestinien, au vol de sa terre, de son identité et de son histoire, la résistance palestinienne a pris des formes différentes au cours de plus de 50 ans de lutte de libération : armée, politique, non violente et civique, à travers des exils, des attentats, des soulèvements, des grèves, sur le sol de la Palestine ou celui des terres d’accueil. Toujours la détermination à ne pas céder, à ne pas renoncer au droit, droit international, droit des peuples, droit à l’autodétermination, a mené la lutte dont le mot d’ordre constant a été de rendre le prix de l’occupation le plus élevé possible.
La Bande de Gaza occupée, minuscule bout de terre surpeuplée, occupée par 8000 colons juifs qui s’étaient approprié près de la moitié du territoire palestinien, protégés par environ 1500 soldats, a été soumise depuis le début de la répression de l’Intifada al-Aqsa, à des assauts répétés d’une violence militaire inouïe et n’est plus qu’un champ de ruines. Pourtant après les massacres et les destructions, les Palestiniens de Gaza (1 400 000) sont debout. La soldatesque de Sharon n’a pas réussi à les faire plier et le coût de Gaza pour Israël est énorme.
Maintenir une présence armée aussi lourde dans un endroit dont l’intérêt stratégique est inexistant coûte financièrement très cher. En outre cela empêche l’utilisation des soldats sur d’autres champs de l’occupation, comme l’alternance des attaques contre la Cisjordanie et Gaza au fil des années de la répression l’a montré. Il aurait fallu, pour attaquer sur tous les fronts de Palestine, appeler les réservistes et c’était trop coûteux en termes économiques et humains.
De plus la viabilité d’une présence israélienne dans un territoire si petit dont la population palestinienne légitime est immense et s’accroît, était de plus en plus irréaliste. Sharon le réaffirmait encore cette semaine aux médias américains.
En outre, l’occupation sauvage de Gaza a terni l’image de démocratie qu’Israël veut donner au monde. Même couverte de manière inégale, souvent insuffisante ou superficielle, par nombre de médias, l’occupation s’est révélée au monde, des photos ont fait les unes, ambulances écrasées par les chars, des immeubles d’habitation écrasés par des missiles ou gamines assassinées sur leurs bancs d’école. Dommageable !! Pas étonnant alors que les forces israéliennes aient cherché systématiquement à imposer le huis clos, en interdisant aux journalistes et autres témoins d’approcher des lieux de leurs exactions.
Ainsi en 2003, pour entrer -éventuellement- à Gaza il fallait aux journalistes ou militants internationalistes qui voulaient être au côté dces Palestiniens, signer une « décharge » aux autorités militaires d’occupation, les absolvant d’avance de tout ce qui pouvait leur arriver ! Ainsi encore l’assassinat de militants de l’ISM, Rachel Corrie ou Tom Hurndall ou de journalistes tel James Miller, sans compter les nombreux blessés.
En Israël, le coût humain, économique et politique de l’occupation de Gaza est aussi élevé : plus de 300 morts israéliens dont 17 soldats tombés pour Netzarim, des villages israéliens sous les tirs des missiles artisanaux de la résistance du nord de Gaza, des dizaines de milliers d’Israéliens qui refusent de voir mourir leurs enfants pour les colons et manifestent à Tel-aviv, le mouvement des refuzniks qui s’étend, la crise économique qui s’intensifie. C’est que, malgré l’aide financière massive des Etats-Unis, l’occupation taxe lourdement le budget israélien.
D’où le « désengagement » de Gaza...
Ce coût de la colonisation, trop élevé par rapport aux avantages, est bien une victoire de la résistance des Palestiniens de Gaza qui n’ont pas plié, qui ont résisté et continué à vivre, dans le dénuement total mais dans la dignité et la conviction de la justesse de leur lutte. La population comme les politiques, d’Abu Mazen au Front Populaire jusqu’au Hamas, le savent et le savourent et célèbrent légitimement le départ des colons puis des chars israéliens comme la première libération d’une portion du territoire occupé.
C’est donc pour ces raisons entre autres que le désengagement unilatéral a été imposé par Sharon à une société qui n’a voulu y voir qu’une traîtrise du « père de la colonisation », alors qu’il s’agissait d’une stratégie très bien menée, jusque dans le mélodrame orchestré de l’évacuation.
Cette évacuation très médiatisée -on aurait aimé voir le même intérêt des médias quand la violence de l’occupation militaire s’abattait sur la population civile des camps, villes et villages de Palestine, faisant des milliers de morts- a rendu Sharon présentable, fréquentable même. Ainsi il a renoué des relations diplomatiques avec plusieurs pays arabes, il vient de s’exprimer devant l’Assemblée générale des Nations unies, et les autorités françaises, notamment le président de la République française qui l’a invité à Paris en juillet et qui vient de le féliciter pour son courage politique, considèrent dorénavant qu’on ne doit plus critiquer Sharon, mais le considérer comme un partenaire amical. Sharon lui-même se félicite que « la position d’Israël dans le monde [est] bien meilleure maintenant ».
La stratégie des dirigeants israéliens n’a cependant pas changé : il s’agit toujours de s’approprier terres et richesses palestiniennes en créant sur le terrain d’autres faits qu’ils veulent irréversibles.
L’objectif discret mais souvent annoncé est de troquer Gaza pour la Cisjordanie et Jérusalem, où 400 000 colons occupent les terres palestiniennes. Les colonies de Cisjordanie s’étendent sans cesse (y compris dans la Vieille ville de Jérusalem où les expropriations de familles palestiniennes accompagnent les créations de nouveaux « quartiers » juifs, colonies au cœur de la ville palestinienne).
Alors que les médias glosaient sur la courageuse décision de Sharon de faire partir 8000 colons de Gaza, I2000 s’implantaient en Cisjordanie, pour partie des colons de Gaza. Le mur d’annexion, déclaré illégal par la plus haute instance juridique internationale et dénoncé par toute la communauté internationale, s’insinue toujours plus loin en Cisjordanie. Sharon vient d’oser réitérer crûment devant l’Assemblée générale des Nations-unies [1] les déclarations récentes de ses ministres : la construction continue et doit s’accélérer, malgré l’injonction d’y mettre fin, de démanteler les portions construites, de remettre en l’état toutes les régions affectées et de dédommager la population spoliée.
Même dans des Nations-unies contrôlées et limitées drastiquement par une administration américaine ultra conservatrice, on ne peut que s’indigner que les quelque 190 nations représentées n’aient pas réagi à cette nouvelle provocation israélienne. Il est honteux qu’aucun représentant présent n’ait quitté la salle, il est honteux que cette Assemblée supposée garante du droit international n’ait rien demandé à celui qui le viole quotidiennement. Le « désengagement » de Gaza a bien joué son rôle !
Sous l’écran de fumée du désengagement les nouvelles confiscations de terres pour étendre Ariel, près de Salfit, ont pour but de rendre « impossible le départ de tant de gens », comme le disait l’ambassadeur d’Israël en France au lendemain de l’évacuation des colons de Gaza. Quant aux nouvelles terres palestiniennes confisquées à l’est de Jérusalem afin d’étendre la colonie tentaculaire de Maale Adumim, le projet vise à isoler Jérusalem de la Cisjordanie, à lui enlever toute possibilité physique d’être la capitale palestinienne. De même la fragmentation de la Cisjordanie en petits cantons isolés a pour objectif affiché d’interdire la création d’un Etat palestinien viable. Sharon peut bien déclarer que les Palestiniens doivent avoir un Etat, comme il vient de le faire hypocritement à New-York, il fait en sorte qu’il ne soit pas viable et affirme, nouvelle provocation et nouveau coup de pied de l’âne aux Nations unies, que « Jérusalem reste la capitale unique, éternelle et indivisible d’Israël ».
Ce morcellement invivable de la Palestine emmurée et spoliée de sa capitale est l’une de ces « réalités sur le terrain », qui sont le but recherché par Sharon en accord avec Bush. En avril 2004 les lettres échangées entre les deux complices annonçaient déjà que Sharon avait carte blanche. A l’ONU cette semaine, ils ont déclaré ensemble que la Feuille de route, signée par les Etats-Unis dans le cadre du Quartette et par Sharon, partie prenante au « conflit », n’était toujours pas d’actualité. Il faut encore que l’Autorité palestinienne démantèle les mouvements « terroristes » !
Pourtant Bush, protecteur de Sharon, pourfendeur des terroristes, s’irrite soudain du développement excessif des colonies et, englué en Irak, sans perspective de sortie rapide, semble vouloir relancer un plan de paix et se rapprocher de la « vieille Europe ». Il convient alors de le calmer, pour continuer à recevoir son soutien politique et la manne financière qu’il menace de limiter si la colonisation s’étend encore. Mais il n’est pas question de renoncer à la Cisjordanie. Sharon vient de déclarer au magazine américain Newsweek [2] qui l’interrogeait sur la réaction américaine au renforcement annoncé de la colonisation en Cisjordanie : « Je ne crois pas qu’ils seront très contents...mais les grands blocs de colonies resteront et feront partie d’Israël ». Cependant pour ne pas fâcher le parrain américain, il fallait afficher une image de courage pragmatique et novateur. D’où, encore, Gaza...
Quant à la communauté internationale, elle aussi pourrait faire pression pour relancer la Feuille de route qui demande le gel de la colonisation et dont Sharon se prétend toujours partie prenante. Le désengagement lui coupe l’herbe sous le pied. Après toutes les « difficultés » du retrait et les menaces de guerre civile avec les colons, on ne pourra plus rien demander à Sharon en terme de retrait de colonies. « Nous venons de faire un pas extrême...nous ne ferons pas d’autre désengagement » déclare-t-il ainsi à Newsweek.
Si, hormis la colère des colons extrémistes, le retrait de Gaza ne présente que des avantages pour le gouvernement israélien, il en va autrement des Palestiniens.
D’abors, la joie de voir enfin partir l’occupant, ses colons et ses soldats, de se réapproprier la terre, de revoir la mer, jamais vue pour certains gamins qui vivent à quelques centaines de mètres de la plage, s’accompagne de la fierté d’avoir fait céder Israël en restant debout. Feux de joie, promenades dans les terres retrouvées -même si beaucoup d’entre elles ont été dévastées par les colons avant leur départ- en témoignent. Parallèlement la récupération par des gamins, des femmes ou des "ferrailleurs" de biens abandonnés qui seront revendus pour quelques shekels ou meubleront des maisons dévatées sont un indicateur de la pauvreté intense de la population palestinienne de Gaza dont plus de la moitié vit en dessous du seuil de pauvreté.
Puis la colère légitime d’une population exsangue s’exprime aussi dans des actions sur lesquelles certains médias, la droite israélienne et bien d’autres se sont jetés : certaines synagogues ont été brûlées par des groupes de Palestiniens. Le piège posé par Sharon a bien fonctionné. Dans les rares accords avec l’Autorité palestinienne, qui ne portaient que sur la sécurité des personnes et des biens israéliens, la destruction des maisons et bâtiments des colonies avait été décidée, l’évacuation des synagogues aussi, qui devaient être transférées en Israël. Mais Sharon a changé d’avis. Dans une démarche politique perverse, il a laissé à l’ANP la charge du sort des synagogues. Lieux de culte (désacralisés par les rabbins avant le départ des colons), elles étaient aussi le lieu symbolique de l’occupation, celui où les colons se sont retranchés devant l’armée israélienne et les caméras complaisantes du monde, celui où flottait le drapeau de l’occupation. Comment s’étonner que les jeunes Palestiniens, ne pouvant voir le piège machiavélique que leur tendait Sharon, s’en soient pris au symbole de 38 ans d’injustice, de misère et d’humiliation ? Que des chroniqueurs politiques français considérés comme « sérieux » crient à la barbarie est honteux et immoral dans son simplisme partisan [3].
Une fois passées la joie et la colère quelle sera la situation dans la bande de Gaza ?
Certes, politiquement le départ des colons et de l’armée est bien une victoire, et concrètement à l’intérieur la vie devient plus facile puisque les Palestiniens peuvent enfin se déplacer et vivre sur leur terre. Finis les bouclages, blocages, check-points et patrouilles qui faisaient de tout déplacement un parcours infernal.
Mais les frontières ? Elles sont ou seront hermétiques selon un accord des Israéliens avec l’Egypte, que l’ANP a été contrainte de valider. Les clôtures et murs qui enferment Gaza à l’est et au nord sont sous contrôle militaire israélien. Les geôliers ont peut-être quitté la prison, mais ils l’entourrent d’un cordon serré, les chars sont autour de Gaza. Quant au sud, la frontière à Rafah a vu le déferlement des Palestiniens vers et de l’Egypte. Ceci, comme le dit Gush Shalom, rappelle l’écroulement du Mur de Berlin, souligne la privation de liberté des 38 années passées et le besoin irrépressible des Gazaouis de jouir de l’un des droits humains élémentaires : se déplacer y compris hors de son pays et d’y revenir. Mais Sharon a promis de veiller à ce que ce droit ne soit pas respecté non plus, il se « réserve le droit d’intervenir » pour restaurer l’ordre !! Quant à la frontière maritime et à l’espace aérien, ils restent sous le contrôle total d’Israël. Aucun accord n’a été conclu sur le port et l’aéroport que les autorités palestiniennes exigent de voir reconstruits et réouverts, sans lesquels Gaza reste coupée du monde.
Ainsi Gaza reste une immense prison à ciel ouvert, parsemée de ruines et dont la terre est dévastée. Pour la population, l’avenir doit passer aussi par une reconstruction physique et économique. C’est le message que répète le président Abbas et c’est la démarche entamée par des pays arabes du Golfe qui commencent à financer la reconstruction de réseaux d’eau ou d’égouts et de bâtiments d’habitation. Les Etats-unis aussi vont payer, de même que l’Europe, pour couvrir en partie la reconstruction de ce que l’occupation militaire israélienne a ravagé. La France elle va se consacrer à « l’humanitaire », oublieuse du soutien politique et de l’exigence du droit.
Gaza se trouve libérée de l’occupant mais il a laissé derrière lui une situation qui frôle le chaos politique. La fragmentation du territoire, la déstructuration sociale, la pauvreté ont créé des solidarités et des oppositions particulières. Des groupes politiques, certains avec leurs branches armées, tentent maintenant de se disputer le pouvoir. Cette victoire momentanée de l’occupation est un défi difficile pour l’ANP et toutes les forces démocratiques en Palestine.
Israël continue d’ailleurs d’alimenter le chaos en exigeant que Mahmoud Abbas désarme le Hamas, qui vient de déclarer qu’il continuera la lutte légitime contre l’occupation, tant qu’elle se poursuivra dans le reste de la Palestine. Mais l’ANP se refuse à entrer dans une logique de conflit avec le Hamas qui est entré dans le processus politique et doit participer aux élections législatives de janvier. Si élections il y a..car Sharon vient d’annoncer qu’il ne les permettra pas, si les « terroristes » y prennent part. Il pourra ensuite affirmer que les Palestiniens ne sont pas capables de démocratie !!
Alors que Gaza prend une respiration, la Cisjordanie occupée supporte d’autant plus le poids de la colonisation, la judaïsation de Jérusalem s’accélère, et la fragmentation de la société palestinienne accompagne le morcellement du territoire, avec les risques politiques que cela comporte. Sharon va maintenant pouvoir s’occuper sérieusement de la Cisjordanie et essayer d’y intensifier les mêmes destructions politiques et physiques qu’à Gaza.
On peut craindre que la communauté internationale laisse faire, volontairement anesthésiée par l’offensive de « charme » politique et médiatique de Sharon et des siens.
Ce qu’il convient absolument de faire au contraire, c’est imposer le droit, les droits nationaux des Palestiniens, les droits humains et le droit international et humanitaire. Ce que la responsabilité et le propre intérêt politique de l’Europe (et de la France) exigent, c’est qu’au-delà de l’aide matérielle à la remise en route de Gaza, elle apporte le soutien politique auquel elle s’est engagée, dans le cadre du droit et des plans de paix internationaux, qui fera démanteler toutes les colonies et le Mur, qui imposera au gouvernement israélien de se plier à la loi commune à laquelle il prétend souscrire.
Si Sharon et les siens refusent encore une fois de reconnaître et appliquer le droit, il est indispensable de les y contraindre par des sanctions, économiques, politiques ou diplomatiques dont on a vu l’efficacité en d’autres circonstances, dans l’Afrique du Sud d’un autre apartheid. L’Europe doit être prête à suspendre l’Accord d’association avec Israël.
Sinon, si donc le retrait Gaza n’est pas suivi par le démantèlement du Mur d’annexion et de toutes les colonies de Cisjordanie, par la fin de la colonisation, le plan unilatéral n’aura été que ce piège qui masque le projet colonial israélien et au bout du compte aura empêché d’avancer vers la paix, dans le silence complice des puissances politiques.