« Il n’y a que Bibi ! » crie dans un mégaphone un bénévole du Likoud, drapeau israélien calé sur l’épaule. A l’entrée du marché Mahane Yehuda de Jérusalem, dans l’effervescence des heures précédant le shabbat où les juifs, tant religieux que laïques, s’empressent d’acheter les délices à consommer le soir en famille, les activistes du parti du Premier ministre chauffent la foule avant l’arrivée du ministre de la Sécurité intérieure, Gilad Erdan, fidèle lieutenant de Benyamin Nétanyahou. A quatre jours des législatives, le « shouk », ancien marché des juifs irakiens, est quadrillé par les partis politiques, bien qu’il soit un bastion de la droite israélienne depuis des temps immémoriaux. Politiquement insensible à la gentrification, peu importe les bars à tapas et caves à vin qui y ont ouvert. Le genre d’endroit que l’intelligentsia de Tel-Aviv appelle avec dédain le « Bibistan », ces terres du « roi Bibi » où se croisent toutes les nuances de sa très droitière coalition.
« Tu n’es pas juif ! »
Les slogans, ici, sont sans finesse. Alors que quelques membres de l’Union démocratique de l’ancien Premier ministre travailliste Ehud Barak se hasardent devant l’autre entrée du marché, drapeau arc-en-ciel en main, la poignée de Likoudniks chante « Barak le pédophile », en référence au scandale le liant au financier américain Jeffrey Epstein. Le rival centriste de Benyamin Nétanyahou, le général Benny Gantz est, lui, rebaptisé « Balagantz », balagan signifiant le « bordel » en hébreu. Un sexagénaire en chemisette à carreaux, les joues creusées, confrontent deux baraqués en tee-shirt bleu Likoud. « Vous feriez honte à [Menahem] Begin ! » les interpelle-t-il en référence au fondateur du Likoud, premier dirigeant de droite qu’Israël ait connu. Un attroupement se forme. Un nervi à crâne rasé lance : « Retourne chez Balagantz, sale traître ! » Un ultra-orthodoxe pointe l’homme du doigt : « Tu n’es pas juif ! » dit-il, comme un lointain écho de la remarque célèbre de Shimon Pérès lors de la première victoire de Nétanyahou, en 1996, qui y avait vu une bataille entre « les juifs et les Israéliens ».
L’anathème « Yasser Arafat » est prononcé. On s’empoigne. L’activiste du Likoud au drapeau sort son téléphone en mode vidéo, et le place sous le nez de l’homme en chemisette tout en l’invectivant. Une habitude dans le parti de Nétanyahou, qui a tenté à quelques jours des élections de faire passer une loi autorisant ses ouailles à filmer les électeurs dans les bureaux de vote des villes arabes pour « surveiller » le scrutin. L’opposition a fait capoter le projet, vu comme une manœuvre transparente d’intimidation. L’échauffourée s’achève par l’intervention de la police et une pichenette du retraité sur le téléphone du likoudnik, qui se prend alors son propre smartphone sur le nez.
« En tant que leader, il n’y a pas eu mieux depuis Begin »
En ce dernier week-end pré-électoral, entre les pains tressés de shabbat et les grenades pressées à tour de bras, les quelque 250 stands déploient tout l’imaginaire de la droite. Il fut un temps où le portrait de Menahem Begin, avec son visage de cire et ses énormes besicles, ornait quasiment toutes les échoppes. Il en reste quelques-uns, mais aujourd’hui les murs sont surtout tapissés de photos de rabbins célèbres.
Principalement Menahem Schneerson, figure quasi messianique du puissant mouvement loubavitch, l’un des premiers relais de Nétanyahou (ses membres ont lancé le slogan « Bibi est bon pour les juifs ! »), et le flamboyant Ovadia Yossef, feu grand-rabbin séfarade et fondateur du parti Shas. La puissante formation religieuse fait furieusement campagne pour le maintien du Premier ministre israélien à son poste et contre « les mangeurs de porcs et piétineurs du shabbath », promettant le « paradis » à qui votera Shas.
Gilad Erdan est arrivé. Les bénévoles du Likoud ouvrent la voie du ministre au son de la dernière chanson du parti sur un fond technoïde de pop orientale. Le refrain : « Yallah Poutine, Yallah Trump, venez nous voir à Jérusalem / L’armée est très, très forte / Sur terre, dans les airs et sur mer ! » Coupe en brosse et pectoraux musculeux sous son polo, Erdan, dont le grand œuvre reste la loi bannissant l’entrée en Israël aux militants propalestiniens du mouvement BDS, serre les louches à la chaîne.
Derrière son comptoir à épices, Yossi Abraham regarde l’agitation de loin. Chemise blanche et petite kippa en velours sur la tête (l’uniforme juif orthodoxe le plus basique), il a transformé son magasin en véritable stand pour le sulfureux parti Otzma Yehudit (« Puissance juive » en hébreu), dont les posters recouvrent chaque centimètre de la devanture. Pourquoi soutient-il cette formation taxée de « suprémaciste » en Israël, à la rhétorique frontalement anti-arabe héritée du rabbin Meir Kahane, dont l’Etat hébreu a interdit le parti Kach dans les années 80 à cause de son racisme décomplexé ? « Itamar Ben-Gvir [le leader d’Otzma Yehudit, ndlr] est un copain. Et c’est le voisin de ma sœur à Hébron » – ville où le plus tristement célèbre des « kahanistes », Baruch Goldstein, massacra une trentaine de Palestiniens à l’arme automatique en 1994. « C’est aussi le seul politique qui n’est ni un vendu ni un dégonflé », poursuit-il. Et Nétanyahou ? « C’est différent. Disons que c’est un malin. En tant que leader, il n’y a pas eu mieux depuis Begin. Le monde entier le respecte, il en impose. » Les derniers sondages semblent indiquer que, pour la première fois, Otzma Yehudit pourrait passer le seuil d’éligibilité à la Knesset (3,25 % des suffrages) et donner un avantage décisif à Nétanyahou, toujours plus dépendant de l’extrême droite, pour former une coalition.
« Ni racistes. Ni messianiques. Ni fascistes. Simplement de droite. »
Dans une allée parallèle, un couple de colons (reconnaissables à la kippa en tricot de l’homme et au turban élaboré de son épouse) terminent ses emplettes. La femme, habitante de Kedumim, non loin de Naplouse, votera pour Yamina (« à droite » en hébreu), dernière mouture du camp nationaliste religieux, menée la populaire ex-ministre de la Justice Ayelet Shaked. Leur slogan reprend les épithètes que leur accole la presse et leurs opposants : « Ni racistes. Ni messianiques. Ni fascistes. Simplement de droite. » Shaked martèle qu’elle veut incarner une droite « idéologique », en opposition au pragmatisme supposé de Nétanyahou.
« Yamina est un parti avec une idéologie forte : toute la terre d’Israël est à nous [y compris la Cisjordanie occupée, ndlr], explique Shir, mère de sept enfants. C’est plus qu’une conviction, c’est ma religion. » Elle récite les éléments de langage de Shaked, le besoin d’avoir une « femme forte et idéologue » pour « surveiller » Nétanyahou, « utile comme vitrine mais trop soft sur le terrorisme. Les Arabes ne respectent que la force, c’est leur culture. Il faut le leur rappeler régulièrement ».
Au même moment débarque Itamar Ben-Gvir, avec son air faussement bonhomme, sa calotte de travers et sa noria d’hommes aux kippas laineuses. L’avocat est devenu une icône de l’extrême droite en défendant les extrémistes messianiques aux quatres coins du pays. A peine de quoi couvrir ses frais d’essence, selon lui, mais assez pour désormais réclamer un poste dans le prochain gouvernement Nétanyahou. Le mari de Shir se jette dans ses bras.
Abraham Levy, lui, est un pur « bibiste », et cultive même des airs de sosie du Premier ministre. L’homme revendique quatre décennies derrière ses fruits et légumes, et autant à supporter le Likoud. « J’étais parmi les 25 premiers fans de Nétanyahou dans le parti », jure-t-il. Le vendeur de téléphones portables voisin souligne que les huiles du parti s’arrêtent toujours à son stand, « une étape obligée ». On demande à Levy de résumer Nétanyahou en trois mots. « Gadol, gadol, gadol [soit « grand », en hébreu]. Personne n’arrive à sa cheville, en Israël comme à l’étranger. » Les affaires de corruption qui minent le Premier ministre, l’usure du pouvoir, les alliés, tel l’ultranationaliste Avigdor Lieberman, qui le lâchent ? « Il ne perdra pas, coupe-t-il. Les gens ne sont pas cons : ils savent ce qu’ils doivent à Bibi. La sécurité, l’économie… Vous verrez, mardi, il fera un super score. » On pointe la grande photo en noir et blanc de Menahem Begin derrière lui. Pourquoi Nétanyahou n’est-il pas lui aussi au mur ? « C’est parce qu’il n’est pas encore mort, Dieu merci. »