LE LENDEMAIN de la guerre des six jours, Amos Kenan était venu au bureau de ma rédaction. Il était en état de choc. Comme soldat de réserve, il avait assisté à l’expulsion des habitants de trois villages de la région de Latroun. Hommes et femmes, personnes âgées et enfants, avaient été tirés dehors dans le soleil brûlant de juin pour une marche à pied vers Ramallah, distante de plusieurs dizaines de kilomètres. Cela lui rappelait des choses vues lors de l’Holocauste.
Je lui dis de s’asseoir et d’écrire sur le champ un rapport de témoin oculaire. Je me précipitai à la Knesset (dont j’étais alors membre) et remis le rapport au Premier ministre, Lévy Eshkol, ainsi qu’à plusieurs ministres, y compris Menachem Begin et Victor Shem-Tov. Mais c’était trop tard, les villages avaient déjà été complètement rasés. À leur place, on créa plus tard le Canada Park avec l’aide de ce pays, pour sa honte durable.
(Par ailleurs, un autre rapport de témoin oculaire sur la destruction de Qalqiliya fut utile. Après que j’eus remis le rapport aux ministres, la destruction fut interrompue et les quartiers détruits furent même reconstruits.)
Le rapport de Kenan est un document humain et littéraire. Il dit beaucoup de son auteur mort cette semaine. Amos Kenan était une personne de haute moralité.
LE PAYS était le centre de son univers mental. C’était le cœur de sa vision du monde, de l’œuvre de toute sa vie et de ses actions. Je n’hésite pas à le dire : il était amoureux de ce pays.
Dans sa jeunesse, il appartint un temps au groupe “Canaanite” et adopta certaines de ses idées. Mais il en tira des conclusions opposées à celles de son fondateur, le poète Yonatan Ratosh qui niait l’idée même de nationalité arabe ainsi que l’existence d’un peuple arabe palestinien. Kenan, comme moi, était convaincu que l’avenir d’Israël était lié à l’avenir de la Palestine, parce qu’une terre commune exige un partenariat des deux peuples.
(Remarque personnelle : lorsqu’une personne fait l’éloge de quelqu’un, elle parle toujours d’elle-même, et cela fait souvent froncer les sourcils. Je pense qu’il n’est pas possible d’éviter cela : celui qui fait l’éloge d’un autre en parle en fonction de la connaissance qu’il en avait ; de ce fait la personnalité du louangé se reflète dans le miroir du louangeur. Veuillez donc me pardonner, si vous le pouvez.)
Je l’ai rencontré pour la première fois pendant la guerre de 1948, lors l’une de mes courtes permissions. Chez un ami, je tombai sur le jeune soldat (il était plus jeune que moi de quatre bonnes années) qui était aussi en permission.
Il était né dans le pays et avait été membre du mouvement de gauche Hashomer Hatzair (“La Jeune Garde”) dont l’idéologie idéaliste et morale a certainement contribué à former son caractère. Comme beaucoup de jeunes gens de gauche à l’époque, il rejoignit le Lehi (Groupe Stern) clandestin qui avait alors une orientation pro-soviétique. Avec la fondation de l’État, tous les membres du Lehi furent incorporés dans la nouvelle armée israélienne.
Avant cela il avait participé à l’action atroce de l’Irgoun et du Lehi à Deir Yassin. Il avait un problème à ce sujet – et il affirmait toujours que le massacre n’avait pas été prémédité, ou qu’il n’avait tout simplement pas eu lieu. Il soutenait que le commandant avait été tué et qu’on avait perdu le contrôle des combattants. Lui-même avait été blessé au début de l’engagement, affirmait-il, et n’avait pas vu ce qui s’était produit. Je n’en étais pas totalement convaincu.
Nous découvrîmes que nous nous avions des idées semblables sur l’avenir de l’État nouvellement fondé. Nous pensions l’un et l’autre que nous n’avions pas créé seulement un nouvel État, mais aussi une nouvelle nation – la nation hébraïque qui n’est pas simplement un nouvel élément de la diaspora juive, mais une entité complètement nouvelle avec une nouvelle culture et un nouveau caractère. Depuis la naissance de cette nation dans le pays, elle n’appartient ni à l’Europe ni à l’Amérique, mais à la région dont elle fait partie, et tous les peuples de cette région sont nos alliés naturels.
Sur cette base, nous nous sommes opposés à la guerre de 1956, dans laquelle Israël s’est mis au service de deux sales régimes colonialistes, le français et le britannique. Alors que la guerre se poursuivait encore, un groupe s’est constitué pour décider de définir une autre voie pour l’État. Nous nous sommes appelés “Action sémitique” et, outre Kenan et moi-même, nous comptions parmi nous l’ancien dirigeant du Lehi Nathan Yzellin-Mor, Boaz Evron et d’autres personnes de qualité. Moins d’un an plus tard, nous avons publié un document intitulé “Le manifeste hébreu”, avec plus de cent propositions, définissant une nouvelle approche révolutionnaire de presque tous les problèmes de l’État. Ses principaux éléments : nous sommes une nouvelle nation née dans ce pays. À côté de l’État d’Israël, l’État de Palestine doit se constituer. Les deux États devraient former une fédération qui pourrait aussi comprendre la Jordanie. Les citoyens arabes d’Israël devraient être des partenaires à part entière dans la constitution de l’État qui serait totalement déconnecté de la religion.
Du fait qu’à l’époque tous les territoires palestiniens étaient sous occupation – jordanienne en Cisjordanie et égyptienne dans la bande de Gaza, nous souhaitions qu’Israël fournisse aux Palestiniens de l’argent, des armes et une station radiophonique, pour les aider à se soulever et à se libérer. Israël était naturellement allié au régime jordanien.
Immédiatement après la guerre des six jours de 1967, le même groupe créa une organisation appelée “Fédération Israël-Palestine” dans laquelle Kenan aussi jouait un rôle. Nous plaidions pour la création immédiate de l’État de Palestine dans l’ensemble des territoires palestiniens que nous venions de conquérir et pour l’établissement d’une fédération d’Israël et de Palestine. Beaucoup de ceux qui s’y opposaient alors reconnaissent maintenant que c’était la bonne idée au bon moment.
En 1974, lorsque je fus le premier “sioniste” israélien à nouer des contacts secrets avec la direction de l’OLP, j’essayai, en accord avec eux, de susciter en Israël un groupe officiel afin de poursuivre les contacts avec eux au grand jour. Plusieurs rencontres ont eu lieu, beaucoup de discussions se sont déroulées, et rien n’en est sorti. Nous avons donc décidé de prendre le taureau par les cornes : nous avons publié un appel à la création d’une organisation pour la paix israélo-palestinienne. L’appel portait trois signatures :Yossi Amitai, Amos Kenan et moi. (En réalité, Kenan était en France à l’époque, mais avant son départ il m’avait autorisé à mettre sa signature au bas de tout document qui me semblerait judicieux.)
Cet appel conduisit à la création du “Conseil Israélien pour la paix israélo-palestinienne” dont le manifeste de lancement fut signé par une centaine de personnalités, dont le général Matti Peled, Eliyahu Eliashar (le président de la communauté sépharade), Lova Eliav, David Shaham , Alex Massis, Ammon Zichroni et le colonel Meir Pa’il.
À cette époque, Ariel Sharon aussi flirtait avec nous. C’était après la guerre du Kippour et la “Bataille des généraux”(entre eux), et après que Sharon eut quitté le Likoud qu’il avait créé. Il voulait attirer Kenan, moi et, je crois, Yossi Sarid. Il organisa chez lui une exposition privée des peintures de Kenan et me demanda d’organiser une rencontre entre lui et Yasser Arafat. Son idée était de fonder un nouveau parti qui attirerait “les meilleurs de la droite et de la gauche”. Amos donna au parti le nom de sa fille aînée, Shomtzion, mais en fin de compte, Sharon constitua un parti de droite, et, après ses maigres résultats aux élections de 1977, il rejoignit le Likoud.
LA DIMENSION POLITIQUE, pour importante qu’elle fut, n’était qu’une partie des nombreuses activités de Kenan. C’était un caricaturiste, un écrivain, un poète, un peintre, un sculpteur, un jardinier, un cuisinier et Dieu sait quoi encore, un véritable personnage de la renaissance. Mais toutes ces dimensions avaient un dénominateur commun : le pays.
Sur le toit de sa maison, il cultivait des dizaines d’herbes et d’épices locales qu’il utilisait pour sa cuisine dont il était extraordinairement fier. Comme écrivain et poète, il a contribué de façon importante à la naissance de la nouvelle langue hébraïque : une langue locale de sabra, simple, précise, éloignée de la langue de la Mishna et de celle du célèbre écrivain S.I. Agnon que singeaient même de jeunes écrivains comme Moshe Samir. Kenan écrivait ses essais, ses livres et ses pièces dans un hébreu populaire mais irréprochable.
Son étoile commença à briller avec sa rubrique humoristique dans Haaretz, “Uzi and Co”. Il était capable d’exprimer les vérités les plus profondes dans une satire mordante de quelques lignes. Quelques unes d’entre elles sont des classiques hébraïques.
En juillet 1952, le ministre religieux des transports, David-Zvi Pinkas, publia un règlement qui interdisait pratiquement l’utilisation des voitures le jour du Shabbat. Beaucoup d’entre nous se sont réunis pour combattre cette coercition religieuse et avons manifesté au centre de Tel Aviv. Mais Amos alla plus loin : il déposa une bombe à la porte de l’appartement de Pinkas. Il fut pris la main dans le sac, inculpé mais refusa obstinément de parler et fut finalement acquitté “faute de preuves”.
Lorsque le chef de la police de Tel Aviv en personne alla l’interroger en prison et lui proposa de parler “d’homme à homme”, Kenan répliqua calmement “le temps est beau aujourd’hui”.
Le résultat de cette affaire fut que Kenan fut obligé de quitter Haaretz et je l’accueillis à bras ouverts à Haolam Hazeh. Il apporta à notre magazine quelques uns des meilleurs écrits que nous ayons publiés, dont certains étaient presque prophétiques.
À sa demande, nous l’envoyâmes à Paris. Il trouva là sa place au sein de l’élite intellectuelle et emménagea avec la jeune écrivaine française, Christiane Rochefort, qui écrivit son premier livre sur lui (“Le repos du guerrier”) qui fut porté au cinéma avec Brigitte Bardot. C’est là aussi qu’il tomba amoureux d’une visiteuse d’Israël, une jeune femme qui accepta sa proposition de séjourner dans sa cave à charbon, et ils se marièrent. Nurit Gertz était tout à fait son contraire et, je crois, le seul être humain au monde capable de vivre longtemps avec lui.
Lorsque je suis venu en France pour la première fois, Kenan organisa une rencontre avec Jean-Paul Sartre qui aimait nos idées sur la paix israélo-palestinienne. Je me souviens des mots qu’il m’a adressés (en français) : “Monsieur, vous avez ôté une pierre de mon cœur. Je ne peux pas approuver la politique du gouvernement israélien, mais je ne peux pas non plus la condamner, parce que je ne souhaite pas me retrouver dans le même camp que les antisémites que je déteste. Comme vous venez d’Israël et que vous proposez pour lui une voie nouvelle, cela me réjouit.”
Après cela Amos et moi sommes allés à une grande manifestation contre la guerre d’Algérie et les flics nous ont matraqués l’un et l’autre indistinctement.
KENAN ÉTAIT un homme querelleur et de conflit, prompt à se mettre en colère et à devenir agressif. “Il n’y a qu’une façon de ne pas se quereller avec vous” lui ai-je dit un jour, “c’est de couper toute relation et de plus parler avec vous.”
La dernière fois où nous nous sommes disputés fut lorsque Gush Shalom appela à un boycott des produits issus des colonies. Kenan refusa de s’y associer, ouvertement parce que nous y incluions les colonies du Golan. “Je n’ai pas envie de renoncer au vin du Golan” déclara-t-il en plaisantant à moitié. Mais il haïssait les colonies, non seulement parce qu’elles étaient construites pour faire obstacle à la paix avec les Palestiniens, mais aussi parce qu’elles symbolisaient à ses yeux l’enlaidissement général du pays. Il me dit une fois qu’en regardant par le hublot d’un avion il avait soudain réalisé que “l’État d’Israël avait détruit la terre d’Israël.”
Dans le livre semi-biographique consacré à son mari, qui est sorti il n’y a pas si longtemps en hébreu, Nurit Gertz parle de son enfance difficile, lorsque son père était dans un établissement psychiatrique. Je soupçonne que tout au long de sa vie il a souffert d’une peur non avouée qu’il puisse hériter de la même maladie. Cela peut expliquer ses accès d’alcoolisme. Heureusement pour lui, il avait une mère extraordinaire, Mrs Levin, une femme petite, vigoureuse et déterminée qui éleva pratiquement seule Amos et ses deux frères plus jeunes.
Les seules fois où j’ai vu son visage s’adoucir c’était quand il regardait Nurit ou leurs deux filles, Shlomtzion et Rona. Je pouvais lui pardonner toutes ses attaques agressives et injurieuses parce que son talent créatif était tellement plus important.
IL AVAIT DÉJÀ disparu du paysage depuis quelques années, lorsqu’il fut atteint de la maladie d’Alzheimer. En réalité, il s’évanouit avec la culture qu’il avait aidé à créer.
La culture hébraïque qui avait pris naissance au début des années 40 disparut dans les années 60. Les lourdes pertes de notre génération au cours de la guerre de1948 et l’immigration massive qui déferla sur l’État dans ses premières années signifiait la mort de cette culture unique et son remplacement par la culture israélienne banale telle qu’elle se présente aujourd’hui.
La mort d’Amos Kenan marque le départ de l’un des derniers représentants de cette culture hébaïque.
Aux obsèques d’Amos Kenan, pas un seul représentant de l’Israël officiel n’était présent.