Dans une déclaration inattendue, Fatou Bensouda, la procureure générale de la Cour Pénale Internationale de La Haye, a approuvé le mois dernier, l’ouverture d’une enquête pour crimes de guerre commis en Cisjordanie (dont Jérusalem-Est) et dans la bande de Gaza.
Alors que les Israéliens et les Américains ont dénoncé cette décision, les Palestiniens l’ont saluée comme un pas important dans leur combat pour la responsabilité et la justice. Pourtant, un point crucial préoccupe certains : la procureure a demandé un examen préliminaire pour « confirmer » que la Palestine était bien un « Etat », statut qui lui est conféré depuis qu’elle a été officiellement reconnue par l’Assemblée générale des Nations-Unies en 2012. Sans cette confirmation, la compétence de la CPI pour mener le dossier jusqu’au boutpourrait ne pas être retenue. La chambre préliminaire a jusqu’au mois d’avril pour se prononcer.
L’annonce de Mme Bensouda a provoqué beaucoup de questions et de réflexions chez les Palestiniens. Pourquoi la légalité de leur Etat est encore interrogée ? Qu’est-ce que cela signifie pour la poursuite de la lutte ? Et pourquoi faut-il autant de temps à la procureure pour mener une enquête devant une telle somme de preuves accumulées ?
« La Cour aurait dû étudier ces questions de compétence juridictionnelle et d’autorisation dès les premiers stades de l’examen préliminaire, comme l’indique le Statut de Rome » (lien : https://www.icc-cpi.int/palestine?ln=fr), selon Rania Muhareb, juriste et défenseure des droits à l’association de défense des droits de l’homme Al-Haq. Etant donné que la procureure elle-même a donné son feu vert à l’éligibilité de la Palestine comme Etat, « c’est surprenant que cette question reste posée 5 ans après. »
L’examen préliminaire est le stade initial pour déterminer « s’il existe une base raisonnable » pour établir que des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ont été commis depuis le 13 juin 2014 (date du lancement de la procédure par l’Autorité palestinienne au moment de la ratification du Traité de Rome, traité fondateur de la CPI). Une véritable enquête, si elle était menée, pourrait conduire à des inculpations et à d’éventuelles poursuites contre de hauts responsables israéliens et palestiniens.
Diana Buttu, analyste politique et ancienne conseillère juridique de l’OLP, reconnaît la possibilité que Mme Bensouda, dont le mandat se termine en juin 2021, botte en touche pour éviter de plonger dans les controverses politiques du conflit – stratégie que son prédécesseur Luis Moreno Ocampo avait été accusé de mener pendant son mandat. Pourtant, elle pense plus probable que la procureure essaie d’avancer face à la dégradation de la situation.
Elle aurait pu s’asseoir sur ce dossier depuis des années. Mais je pense qu’elle ne le fait pas parce qu’elle voit que les choses deviennent extrêmes en Palestine et elle veut envoyer un signal à Israël et à la communauté internationale en leur disant que s’ils ne veulent pas que quelque chose soit fait au niveau de la CPI, alors il leur faut accomplir quelque chose au niveau politique.
Sur ce point, Rania Muhareb et Diana Buttu sont d’accord pour dire que la « confirmation » de la recevabilité de la plainte pourrait simplement être une façon de faire de l’Etat palestinien une réalité si solide qu’elle ne serait plus matière à débat - alors que les autorités israéliennes espèrent l’utiliser pour enterrer le processus de paix – et à laquelle Fatou Bensouda a fait allusion en évoquant les questions « uniques et très contestées » de ce dossier. Même si, insiste Rania Muhareb, tout cela ne devrait pas justifier de retards supplémentaires alors que les crimes sont en cours et les victimes laissées sans réparation.
Interférence politique
Alors que le processus juridique est en cours, certains spécialistes du dossier craignent que l’énorme pression politique que subit la Cour n’allonge la procédure, n’interfère dans l’enquête et empêche l’arrestation ou la mise en cause des suspects. Cette pression vient principalement d’Israël et des Etats-Unis – alors qu’aucun de ces deux Etats ne sont signataires du Statut de Rome et qu’ils dénigrent ouvertement la CPI.
En Europe, c’est plus l’appréhension que l’antagonisme qui domine. Malgré le rappel de leur attachement au droit international, les gouvernements européens ont tout fait pour décourager les efforts palestiniens pour le faire appliquer, y compris par des sanctions. Après avoir investi pendant près de trois décennies dans un processus de paix comateux, ils optent largement pour « continuer à faire comme si de rien n’était », selon Diana Buttu – en critiquant l’occupation tout en préservant des relations étroites avec Israël.
Face à cette situation, l’Autorité palestinienne se devrait d’être fermement engagée dans la procédure de la CPI pour supporter ces pressions. Mais pour certains observateurs, l’AP n’a pas encore fait ses preuves en la matière. « L’équipe juridique gère le dossier comme il se doit », selon Noura Erakat, juriste americano-palestinienne. « Mon souci concerne ceux qui supervisent cette équipe – à savoir la direction politique – et eux, ils gèrent mal. »
Elle explique qu’il existe des divergences entre les différents acteurs palestiniens sur la façon de considérer la CPI. Depuis près de 30 ans, la signature des accords d’Oslo, les citoyens et les organisations de la société civile comme BDS ont mis la loi internationale au premier plan de leur discours en tant qu’« alternative à l’épave du train politique dirigé par l’Autorité palestinienne », laquelle a facilité l’occupation israélienne à force de coopération sécuritaire, d’arrangements économiques et plus encore.
Selon elle, l’AP a adopté le même discours juridique appliqué à un agenda différent.
Pour la direction, c’est une politique de consentement, pour affirmer son autorité et son positionnement politique. Pour le peuple, il s’agit du combat pour ses droits pleins et entiers.
Diana Buttu se dit également sceptique quant à l’agilité, ou à la volonté, des dirigeants palestiniens à résister à la pression étrangère. « On leur a dit que la CPI était une ligne rouge à ne pas franchir et que s’ils allaient au-delà, il devrait payer les conséquences. » Selon elle, ils sont tétanisés au point de reproduire leur échec de 2004 quand, après l’avis consultatif de la CPI sur l’illégalité du mur et de l’occupation, l’Autorité palestinienne a été incapable de pousser son avantage par des gestes politiques forts et des actions diplomatiques d’envergure.
Comme aujourd’hui, l’AP avait alors été informée par ses sponsors étrangers que « c’était bien de déclarer certaines réalités illégales mais que demander des comptes à Israël était une toute autre affaire. »
C’est précisément pourquoi la stratégie politique devrait être en première ligne de l’activisme juridique des Palestiniens devant la CPI.
Si Israël était soumis à une enquête, alors toutes les missions représentatives ou les ambassades de Palestine devraient organiser des enseignements, communiquer sur les campus universitaires et lancer des tas d’initiatives … Obtenir une victoire politique, même en cas de défaite juridique, ce devrait être le seul principe directeur.
L’engagement de la société palestinienne
D’autant que le prix politique à payer pour cette action en justice se joue en interne autant qu’à l’extérieur : en effet, le dossier pour lequel la CPI est saisie concerne également le Hamas, le Jihad islamique et d’autres groupes palestiniens, présumément coupables de crimes de guerre, y compris des tirs de roquettes visant des civils israéliens et des faits de torture contre des Palestiniens. Bien que l’exhaustivité de cette liste garantisse la responsabilité de tous les crimes à tous les niveaux, il est difficile de savoir comment cela affectera la politique nationale palestinienne, étant donné que l’OLP, dirigée par le Fatah, et le Hamas ne se sont toujours pas réconciliés depuis près de 13 ans, depuis que ce dernier a pris le contrôle de la bande de Gaza.
Ironie du sort, le Hamas a salué la décision de la procureure en la qualifiant de « début de la pénalisation de l’occupation », sans faire mention des regards qui se tournaient vers lui, aussi. Et en dépit du fait que, « selon les impressions des experts », les déclarations des procureurs semblent dessiner une « parité » entre tous les acteurs à tel point qu’il « semble que les premiers à être poursuivis seraientles dirigeants du Hamas », explique Noura Erakat, menaçant ainsi de masquer la nature asymétrique du conflit.
Pour l’instant, la CPI ne semble pas constituer un casus belli entre le Hamas et l’OLP – même si cela pourrait les mettre à l’épreuve. « Est-ce que l’OLP aimerait voir le Hamas accusé de crimes de guerre ? Je ne suis pas sûre », estime Diana Buttu. « C’est un terrain glissant quand un parti, vu comme combattant de la liberté est mis sur le même pied qu’un acteur plus étatique. » Quoiqu’il en soit, la réconciliation ne semble pas être pour demain ; « si les différents attaques menées contre Gaza ne rapprochent pas les partis, alors rien n’y parviendra. »
Cette fracture politique est aggravée par l’absence de dialogue avec l’opinion publique palestinienne sur cette bataille juridique menée à La Haye. Selon Noura Erakat, la communauté « n’a pas été éduquée sur ces questions. Il n’y pas de campagne médiatique, aucune action populaire pour sensibiliser et montrer que le droit peut recouper le mouvement populaire. »
Ce manque d’engagement sape le prétendu objectif de cet activisme juridique.
Le processus légal engagé auprès de la CPI met la population concernée en situation de faiblesse ; alors qu’il pourrait réhabiliter les survivants, ils ne font même pas partie de la conversation. Ca pourrait être l’occasion de partager leurs histoires, de parler au monde, de défier l’illégalité du blocus qui les contraint, de lever les restrictions de mouvement. Ce n’est pas juste une simple affaire pour les avocats.
Rania Muhareb souligne que la CPI a en fait créé un mécanisme à la portée des victimes palestiniennes, dont elles peuvent s’emparer pour déposer leurs plaintes, et qui facilite le travail des organisations de la société civile. Des stratégies sont également développées pour disséminer l’information sur la CPI à un large public, même si elles n’entreront en vigueur que si l’enquête est officiellement ouverte.
Il y a de profondes incompréhensions dans le public et les médias sur le travail de la CPI, « à tel point que nous nourrissons des attentes irréalistes sur ce que la Cour peut faire pour les Palestiniens ». Par exemple, le fait que le domaine de compétence de la CPI se limite aux territoires occupés et aux crimes commis après 2014, signifie que beaucoup de politiques appliquées dans le passé, dont celles contre les Palestiniens d’Israël et contre les réfugiés, seront exclues du dossier.
Rania Muhareb ajoute que si la procédure porte sur des crimes de guerre commis en Palestine, elle ne dit rien des « crimes contre l’humanité » , comme le crime d’apartheid, que l’Autorité palestinienne et la société civile ont également mentionnés dans leur dossier. Cela menace d’effacer le contexte qui sous-tend la violence d’Israël contre les Palestiniens. « Nous savons que c’est une politique systématique appliquée contre eux, alors considérer les crimes de guerre sans leur caractère institutionnalisé est un problème. »
Faire du droit international une question
Malgré ses limites, les spécialistes s’accordent pour dire que le travail de la CPI a un impact significatif. A première vue, le gouvernement israélien défie publiquement la Cour en dénigrant la procureure et sa décision « biaisée » relevant de « l’antisémitisme pur et simple », selon les mots de Nétanyahou. Cependant, la menace de poursuites judiciaires et le statut de paria qui irait avec ont « un écho en Israël », croit savoir Diana Buttu. Le fait que le gouvernement israélien a renoncé à détruire le village de Khan al-Ahmar en Cisjordanie, malgré des menaces répétées et l’approbation de la Cour Suprême, est un signe de cette préoccupation (Fatou Bensouda avait explicitement prévenu qu’un tel acte serait considéré comme un « crime de guerre »). Plus encore, malgré tous les discours officiels sur l’annexion de jure de la Cisjordanie, rien n’a encore été fait ; même le procureur général israélien a prévenu que de telles mesures entraîneraient une enquête. Bien que limitée, la peur du tribunal a un « effet dissuasif ».
Noura Erakat ajoute que de telles actions en justice peuvent avoir un effet énergisant pour l’activisme palestinien sur le terrain. « Cela nous rappelle que les Palestiniens ne sont pas impuissants. C’est eux qui tiennent le volant, ils peuvent aussi incarner une communauté internationale qui elle aussi se bat pour les principes du droit international. » Un vrai message délivré au monde entier : « Si quelqu’un pensait que les Palestiniens étaient en sommeil, alors c’est qu’il ne faisait pas attention. »
Des experts ont souligné que dans ce dossier, il y a un enjeu qui dépasse le cas palestinien : la véritable valeur du droit international. Avec l’émergence de l’autoritarisme et de l’extrême-droite dans le monde, le droit international est de plus en plus jeté aux orties et paralysé par la désillusion sur son véritable pouvoir au service des opprimés.
Rania Muhared reconnaît le pessimisme ambiant mais insiste sur le fait que ce n’est pas une cause perdue.
Je comprends que les Palestiniens perdent la foi dans le système international. Mais le problème n’est pas le droit international lui-même, c’est qu’il n’est pas assez appliqué. En s’attaquant à l’impunité d’Israël, nous pouvons protéger les droits des Palestiniens.
Le retour de bâton en Israël illustre son propos : « Cela signifie que le processus mis en place est efficace. Que nous avançons dans la bonne direction et que cela peut rendre la responsabilisation possible. »
Notre erreur a été de nous focaliser exclusivement sur le droit international parce que c’est un des quelques outils dont nous disposons pour alerter le monde sur ce qu’est en train de faire Israël. Mais avons-nous vraiment besoin de la loi pour dire que ce n’est pas bien de détruire une maison ? De voler les terres qui ne nous appartiennent pas ?
Néanmoins, pour Diana Buttu, Rania Muhareb et Noura Erakat, la Palestine représente un microcosme de ce que pourrait laisser présager l’abandon du droit international. Le soutien effronté des Etats-Unis aux visées annexionnistes d’Israël - - y compris la relocalisation de son ambassade à Jérusalem et la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur les hauteurs du Golan - est un aperçu de l’avenir.
« Si nous revenons au système qui permet aux États de voler des terres et plus encore, alors nous vivrons tous dans un monde où seule la puissance est juste », explique Diana Buttu. « Si nous ne poussons pas à la responsabilisation face aux actes, alors nous empruntons la voie de l’anarchie et de la destruction de l’ordre juridique international. »
Traduction AFPS
*Amjad Iraqi est analyste politique pour le think tank Al-Shabaka, après avoir été responsable du plaidoyer pour l’organisation Adalah. C’ est un Palestinien d’Israël qui vit à Haïfa.