A Perpignan, à l’ombre de la très médiatique rencontre internationale des photojournalistes du monde entier, Visa pour l’image, des photographes indépendants, sans sponsors ni infrastructures, tentent de faire exister leur regard et de montrer leur travail, souvent le fruit de plusieurs années de labeur. C’est le off, l’envers de Visa. Rencontre avec le Libanais Tarek Charara, auteur d’un reportage tendre et inhabituel sur la vie quotidienne dans le plus "célèbre" camp palestinien de Beyrouth, Chatila.
Son travail a été primé par le festival off.
- (© Tarek Charara)
PLP : Pourquoi ce titre " A l’ombre de Chatila " ?
Tarek Charara : C’est une amie libanaise qui m’a fait connaître le camp de Chatila. Ce qui m’a d’abord surpris, en dehors de sa petite taille - 200m sur 200m, c’est cette construction anarchique sur presque six étages de haut. Les ruelles sont extrêmement étroites et forment un dédale impénétrable pour celui qui ne vit pas dans le camp. La lumière a du mal à arriver jusqu’aux ruelles - c’est dans cette ombre permanente que vivent les habitants du camp. Mais ce n’est pas la seule ombre qui plane sur eux, il y a l’ombre des massacres, sièges et guerres qui ont eu lieu à Chatila ainsi que l’ombre du désespoir d’un peuple sans droits, sans avenir et humilié depuis des décennies. Cela est particulièrement vrai au Liban, où les Palestiniens sont interdits de plus de 70 corps de métiers, n’ont pas le droit à la propriété ni le droit d’hériter.
PLP : Votre démarche est atypique dans le contexte libanais où les Palestiniens sont frappés d’"invisibilité " et ostracisés. Par quels cheminements avez-vous pris, vous Libanais, la décision d’aller voir se qui se passait à Chatila, comment on y survivait ? Qu’avez-vous appris ?
T.C. : Au camp, j’ai eu l’immense honneur de rencontrer des personnes d’une gentillesse et d’une hospitalité hors du commun, d’une intelligence rare et d’un courage inouï. Ces gens m’ont appris énormément et surtout que, quelle que soit votre situation, il y a toujours de l’espoir. Les habitants du camp aiment, souffrent, rient et pleurent - comme tous les êtres humains du monde. Les parents élèvent leurs enfants, qui vont à l’école, font leurs devoirs et ont peur du dentiste. Les anciens discutent des problèmes politiques autour d’une tasse de café turc et regardent la jeunesse évoluer. Certains se rappellent le temps de la Palestine et veillent à ce que cela ne s’oublie jamais. Les enfants jouent et comme tous les enfants du monde rêvent d’un métier qu’ils pourront faire plus tard... sauf que là, les similitudes s’arrêtent. Les petits réfugiés palestiniens au Liban n’ont pas l’espoir de voir leurs rêves se réaliser un jour.
Ce qui se déroule à Chatila et dans les autres camps est injuste et ce n’est pas seulement en tant que Libanais que cela me révolte, mais surtout en tant qu’humain. Chatila et les autres camps sont tombés dans l’oubli et pourtant on y continue le massacre . Certes ce ne sont pas des bains de sang spectaculaires ni des guerres pouvant faire sensation, mais des massacres " à petit feu " qui ne se voient pas et qui ne font pas de bruit. Un habitant du camp formule cela ainsi : " On nous a pris nos maisons, nos terres et nos proches. On nous a volé notre espoir - aujourd’hui on nous vole même nos rêves ". Il n’est pas difficile de s’imaginer le résultat d’une telle politique sur soixante ans.
PLP : Vous avez pris le parti de restituer la vie la plus quotidienne, la plus ordinaire, avec une grande tendresse et sans aucune emphase. Pouvez-vous nous expliquer votre approche photographique ?
T.C. : Il m’était nécessaire de témoigner et de fixer en images ce que je voyais et ressentais au fur et à mesure que je découvrais le camp et que je rencontrais ses habitants. Ce qui m’intéressait était l’humain en-deçà des étiquettes et j’ai cherché les choses simples, les gestes de tous les jours et de tout le monde. La tendresse des parents envers les enfants, la mélancolie des anciens, la douleur des cicatrices de ceux qui ont échappé au massacre de 1982 et l’insouciance des tout petits - ces enfants porteurs d’espoir. Il me fallait pour cela aller à l’essentiel et éliminer tout ce qui pouvait distraire. Le noir et blanc était de rigueur. Pas de flash non-plus, la lumière présente sur les lieux devait suffire. Il fallait me faire oublier au maximum et pourtant c’est difficile quand on débarque dans une famille de cinq personnes vivant dans deux petites pièces... Par ailleurs, il m’a semblé essentiel de faire un travail qui soit, pour la plupart des images, indépendant du lieu : ces tranches de vie auraient pu avoir lieu dans n’importe quel camp de réfugiés du monde.
- (© Tarek Charara)
PLP : Votre travail a été exposé à Visa pour l’image, dans sa version off, et a reçu un prix. Quels sont vos projets ?
T.C. : Le résultat de ces quelques semaines passées avec les habitants de Chatila est un corpus de plus de 500 images dont une petite partie a été exposée cette année dans le cadre du Festival Off de Visa pour l’image. " A l’ombre de Chatila " a été très bien accueilli et a reçu un prix. J’ai été contacté par des enseignants pour faire des expositions au sein de leurs lycées et de donner des conférences autour du thème de la vie à l’intérieur d’un camp. Les visiteurs ont été sensibles à l’approche humaniste du thème et ravis d’avoir des explications concernant la vie à l’intérieur d’un camp de réfugiés. La suite ? La transcription des interviews et l’écriture d’articles. Faire voyager l’expo... Un livre, dont une partie des bénéfices ira à l’UNRWA ou à différentes ONG, est actuellement en projet. Il s’agit maintenant de trouver les sponsors et autres mécènes...