Deux jeunesses et une frontière. D’abord celle, israélienne, croisée dans le train en provenance de l’insouciant Tel-Aviv, dans les uniformes couleur olive de la brigade Golani. Des dizaines de soldats appelés en renfort, qui se mêlent aux rares civils dans le wagon. A la gare d’Ashkelon, dernière grande ville avant Gaza, ils descendent nonchalamment, verres miroir sur le nez, fusil d’assaut Tavor en bandoulière. Une clope, une part de pizza et ils s’engouffrent dans un bus municipal affrété pour l’occasion, direction les monticules où ils passeront le week-end à plat ventre, le regard au-delà de la clôture ultra-sécurisée qui délimite la bande de Gaza.
Là-bas, une autre jeunesse, palestinienne celle-là, désœuvrée et désespérée, joue les trompe-la-mort dans la « zone tampon » imposée par les Israéliens, ces 300 mètres de champs abandonnés décrétés « aire de guerre ». Vendredi, comme ce fut le cas une semaine plus tôt, les premiers auront l’ordre de tirer sur ceux parmi les seconds qui s’approcheront de la barrière électronique, à l’occasion du deuxième acte de la « grande marche du retour », mobilisation censée culminer le 15 mai, jour de la Nakba (la « Catastrophe », qui commémore l’éviction, en 1948, de centaine de milliers de Palestiniens de leurs villages aujourd’hui situés en Israël).
Ces consignes létales ont coûté la vie à 18 Palestiniens et blessé des centaines d’autres vendredi dernier, faisant de ce premier jalon la journée la plus meurtrière à Gaza depuis la guerre de 2014. Malgré les critiques, à la fois sur la scène internationale et à l’intérieur du pays (l’ONG israélienne B’Tselem a fait publier dans les journaux des encarts « désolé commandant, je ne tire pas » pour dissuader les soldats d’exécuter un « ordre illégal »), Tsahal n’entend rien changer à son usage de la force, aussi disproportionnée soit-elle. Le ministre de la Défense, Avigdor Liberman, a promis « une réaction des plus dures, comme la semaine dernière » à ce qu’il considère comme une couverture pour « une opération terroriste ». Dans la nuit de mercredi à jeudi, l’armée israélienne a dit avoir « neutralisé » un Palestinien tentant d’installer un engin explosif à la frontière.
Kermesse
Depuis le début de la semaine, les shebab gazaouis ont collecté des milliers de pneus. L’idée : en brûler assez pour qu’un immense nuage noir brouille le champ de vision des snipers israéliens. Mercredi, à Malaka (est de Gaza), dans l’un des cinq campements de tentes érigés par les organisateurs, on rivalisait d’inventivité : miroirs pour éblouir les tireurs, « burns » en moto dans la terre sableuse pour faire se lever la poussière… Enfin, jusqu’à ce que les Israéliens ne tirent dans les réservoirs des deux-roues.
A environ un kilomètre de la barrière, derrière des talus qui marquent le début de la zone tampon, il y a des familles, des clowns, des marchands de glaces, un rutilant camion à jus de fruits. On y célèbre des mariages, remet des diplômes ou défile avec des drapeaux symbolisant « les amis de la Palestine ». Le côté kermesse tourne surréaliste quand soudain les balles claquent et la petite foule de jeunes de l’autre côté du talus accourt dans les effluves de lacrymogène. « Ils ont tiré sur un gamin qui allumait un pneu ! » explique Saïd, étudiant aux mains tachées de suie et de sang.
Si les manifestants ont largement reflué depuis vendredi, quand 30 000 Gazaouis s’étaient massés le long de la frontière, ces grappes de jeunes passent encore leurs après-midi à la frontière, tuant le temps avec de futiles et inoffensives provocations. Aussi longues soient leurs frondes, aucune ne risque d’atteindre le moindre soldat. « Ils sont là depuis décembre et la déclaration de Trump [sur la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël, ndlr]. Mais quand il y a la foule derrière comme vendredi, ils deviennent plus téméraires », note un quadra en retrait. A les croire, les balles israéliennes n’ont dissuadé personne : « Plus il y a de martyrs, plus notre moral est haut », jure Ahmed, un menuisier au chômage.
Genou
A l’hôpital Shifa, le plus grand de Gaza, on libère le maximum de lits, après avoir reçu vendredi 325 blessés par balles, âgés pour la plupart de 17 à 23 ans et touchés au niveau du genou. « On voit qu’il s’agit d’une consigne aussi précise que dévastatrice, note le chirurgien vasculaire Tayseer al-Tanna. Grâce à Dieu, ici, nous n’avons eu à amputer personne, même si les Israéliens ont utilisé des balles explosives, qui font des dégâts énormes, près de l’artère, avec des plaies de sorties importantes. » Blessures atypiques constatées aussi par les soignants de la clinique post-opératoire de Médecins sans frontières à Gaza.
Selon Ahmed Abu Artema, activiste « apolitique » présenté comme l’instigateur de la mobilisation placée sous le signe de la non-violence, les participants ont reçu la consigne de rester hors de la zone tampon. Mais le comité d’organisation du mouvement apparaît phagocyté par le Hamas. Le mouvement islamiste, qui a mis l’enclave à sa botte depuis une décennie, est à la manœuvre. Il bat le rappel dans les mosquées et les administrations, affrète des bus vers les campements où sont organisées des distributions de nourriture. Jeudi, à la veille de cette « Journée des pneus » ainsi baptisée sur les réseaux sociaux, le Hamas a annoncé que chaque blessé par balle recevra un chèque (entre 200 et 500 dollars, soit entre 160 et 400 euros, selon la gravité de sa blessure) et les familles endeuillées 3 000 dollars (2 400 euros) d’indemnités.