NDLR : Nous précisons que comme tous les articles publiés dans cette rubrique, ce point de vue n’engage pas l’AFPS.
Shaul Arieli
31 décembre 2016
21 h 57
S’il y a un signe certain que le Zeitgeist (l’Esprit du temps) dominant aujourd’hui en Israël tient du messianisme, de l’insensibilité et de l’indifférence, c’est le triomphe de l’imagination sur la réalité. Il n’y a là aucun doute qu’une solution peut être obtenue indépendamment de la situation sur le champ de bataille et que la guerre psychologique peut conduire au résultat souhaité, même si la réalité actuelle montre une image totalement contraire. Mais contrairement à l’esprit du temps, une bataille est un évènement limité à un endroit et à un moment spécifiques, alors que le Zeitgeist est continu et ouvert à l’interprétation.
Il est difficile de comprendre la récente volte-face d’A.B. Yehoshua, par laquelle il a choisi de hisser un drapeau blanc au sujet de la solution à deux états. [Yehoshua appelle Israël à accorder le statut de résident aux quelque 100.000 Palestiniens habitant dans la Zone C de la Cisjordanie mais nie que ceci constitue une annexion.] Dans sa détresse, il s’est tourné vers des solutions qui sont complètement dissociées de l’histoire du conflit, et des réalités démographiques et matérielles de la Cisjordanie.
Si, par exemple, Yehoshua devait se rendre en voiture du Bloc d’Etzion (au Sud de Jérusalem) vers les Collines d’Hébron méridionales, il s’apercevrait que sa voiture est l’une des très rares voitures arborant des plaques d’immatriculation israéliennes dans un long convoi de véhicules palestiniens, et qu’il est protégé par des patrouilles des Forces de Défense d’Israël et par des barrières en béton au bord de la route. Il apprendrait aussi qu’il n’y a qu’une seule localité juive dans cette région d’une population de plus de 5.000 personnes (Kiryat Arba), et qu’elle est incrustée au milieu du district d’Hébron où vivent quelque 750.000 Palestiniens. A ce stade, il n’oserait pas dire que la prédominance démographique et matérielle des Palestiniens est « menacée » par le conseil régional (juif) des Collines d’Hébron méridionales, dont la population ne compte que quelque 8.410 âmes.
Sinon, s’il devait aller vers la Samarie septentrionale et franchir la barrière de séparation de Cisjordanie au passage de Reihan, Yehoshua s’apercevrait que la présence israélienne se monte là à deux petites localités – Mevo Dotan et Hermesh – où vivent un nombre total de 718 Israéliens, ravitaillés par le mouvement Amana et des dotations exceptionnelles de l’état, et protégés par de nombreux soldats des FDI. Quelque 400.000 Palestinians vivent actuellement dans la région environnante, entre Naplouse et Jénine.
De là, Yehoshua pourrait se diriger vers la Vallée du Jourdain et observer le long de toute la route des centaines de milliers de dunams (10 dunams = 1 ha) de terres agricoles appartenant à des Palestiniens, plantées d’oliviers. il s’apercevrait que dans le ressort du Conseil Régional d’Arvot Hayarden, qui s’étend sur environ 15 % de la surface de la Cisjordanie, il y a 22 minuscules localités où habitent seulement au total 5.101 Israéliens. Il y a eu en fait une diminution du nombre d’Israéliens habitant dans certaines de ces localités, avec le record détenu par Ma’aleh Efraim, qui a vu le départ d’un quart de ses habitants au cours des cinq dernières années.
Alors, Yehoshua pourrait prendre sa voiture en direction du Conseil Régional de Megillot et constater que dans 8 % supplémentaires de la Cisjordanie, il y a la seule présence de 1.431 Israéliens habitant dans juste six colonies.
Une majorité écrasante
Yehoshua devrait aussi jeter un coup d’oeil sur d’importantes données présentes sur les sites Internet officiels de l’Etat d’Israël. Ceci lui indiquerait, par exemple, que les Palestiniens bénéficient d’une majorité démographique écrasante de 82 % en Cisjordanie. 60 des 126 colonies israéliennes qui y sont situées sont habitées par moins de 1.000 personnes, et seulement 28.000 personnes au total habitent dans l’ensemble de ces 60 colonies cumulées.
Dans 51 colonies supplémentaires, le nombre d’habitants à chaque endroit s’échelonne de 1.000 à 5.000 (représentant un total de 114.000 Israéliens). Les 15 colonies restantes sont celles qui constituent les « blocs de colonies " israéliennes. Avec Jérusalem-Est, ces “blocs” ne couvrent que 4 % de la surface de la Cisjordanie – et environ 80 % des Israéliens habitant au-delà de la Ligne Verte (frontière d’Israël avant 1967) y résident. Ce sont les territoires qui aspirent à l’annexion à Israël dans le cadre d’échanges de territoires, et personne ne demande l’évacuation des “450.000 colons” (le nombre de colons cité par Yehoshua).
Et voici un autre fait important : environ 60 % de la main d’oeuvre israélienne de Cisjordanie travaillent en Israël proprement dit, et 25 % supplémentaires travaillent dans le système éducatif (le double de la moyenne à l’intérieur d’ Israël). Et il apparaît que plus une colonie est petite et isolée, plus la proportion de salariés travaillant pour le conseil local ou pour le système éducatif est grande – ceci peut atteindre 80 %.
En outre, le rapport socio-économique publié récemment par le Bureau Central des Statistiques montre un déclin socio-économique dans sept des conseils “juifs” de Cisjordanie. De plus, il est important de noter que les deux grandes villes ultra-orthodoxes, Betar Ilit et Modi’in Ilit – qui abritent environ un tiers de tous les Israéliens de Cisjordanie – sont classées dans le premier "groupe » de cet index, c’est-à-dire, qu’elles sont fortement subventionnées par l’état.
Le poumon d’acier de l’entreprise coloniale est constitué par ces dotations exceptionnelles. Le Centre Macro-Informatique d’Economie Politique a mis en évidence que dans le budget de 2017-2018, chaque Israélien habitant en Cisjordanie bénéficiera d’allocations représentant presque quatre fois la moyenne nationale, et de dix points de plus en pourcentage qu’un habitant de la Galilée ou du Sud d’israël.
Néanmoins, dans les 20 dernières années il y a eu un fort déclin du taux de croissance annuelle du nombre de colons – de 10,4 % à seulement 4 % actuellement . Les raisons de la croissance de la population ont aussi énormément changé. Aujourd’hui, un tiers seulement de l’augmentation du nombre des colons provient de l’immigration de l’intérieur d’Israël proprement dit vers la Cisjordanie, alors que les deux tiers proviennent de l’excédent naturel (dont la moitié est imputable aux villes de Haredim (les Craignant Dieu) de Betar Ilit et Modi’in Ilit, qui seront probablement annexées à Israël dans tout accord futur).
Les Israéliens ne circulent pas sur les deux tiers des routes de Cisjordanie. Et il n’y a pas d’agriculture ou d’industrie israéliennes d’une certaine importance en Cisjordanie, où presque tous les travailleurs que vous voyez dans les champs sont des Palestiniens.
Si Yehoshua avait prêté attention à ces faits, il aurait compris que c’est précisément dans une tentative de surmonter l’échec de l’entreprise coloniale que le projet d’annexion de la Zone C est né, ainsi que le Ministre de l’Education, Naftali Bennett, l’a lui-même déjà admis : “L’annexion de la totalité de la Cisjordanie avec les 2 millions d’Arabes qui y vivent … n’est pas réalisable et met en danger l’Etat d’Israël pour des raisons de sécurité, de démographie et de valeurs,” a-t-il déclaré.
Et si Yehoshua avait continué sa visite de la Cisjordanie, il se serait aperçu en quelle mesure le projet de Bennett est sans fondement pour des considérations sécuritaires, diplomatiques, juridiques et, particulièrement, matérielles. Il est facile de comprendre que, contrairement à ce qui est a été présenté dans une vidéo produite récemment par le parti de Bennett, Habayit Hayehudi (le Foyer Juif), les Zones A et B de Cisjordanie ne sont pas des blocs contigus, s’étendant sur plus de 40 % de la Cisjordanie. Au contraire, ils se composent de pas moins de 169 blocs et villages palestiniens, coupés les uns des autres par d’innombrables couloirs israéliens et des zones de tirs des FDI non exploitées, qui mis ensemble ont été définis comme Zone C.
Yehoshua comprendrait alors que, en fait, Bennett propose d’accroître la longueur de la frontière israélienne de 313 kilomètres à 1.800 kilomètres (de 194 à 1.118 milles). S’il continue à croire Bennett, il soutiendra sans doute le démantèlement de la barrière de sécurité qu’Israël a construite à raison de 15 milliards de shekels (3,9 milliards de $ - 3,7 milliards d’€) , mais devra accepter que l’annexion de la Zone C signifie qu’Israel aura à construire une barrière le long de la nouvelle frontière pour un coût de 27 milliards de shekels et allouer 4 autres milliards de shekels par an à des fins d’entretien.
S’il regardait les cartes, Yehoshua s’apercevrait que 50 % de la Zone C est constituée de terres en propriété privée des Palestiniens, pour la majeure partie des terres agricoles, enregistrées sous les noms des habitants dans 276 endroits palestiniens. Voyant ceci, il se rendrait compte qu’ Israël aurait à ouvrir des centaines de points de passage agricoles, conformément au modèle actuel de barrière de séparation, et que ceci coûterait plusieurs milliards de shekels.
Ceci est le moment de noter que Bennett a promis de créer “un réseau de transport pour les Palestiniens entièrement contigu avec un investissement ponctuel de centaines de millions de dollars, qui permettra aux habitants arabes d’atteindre tout endroit en Judée et Samarie sans rencontrer de points de contrôle ou de soldats (israéliens).”
Enfin, nous ne devons pas oublier qu’une telle annexion condamnerait l’Autorité Palestinienne et rendrait nécessaire le rétablissement par Israël de son Administration Civile [1], dont le coût opérationnel serait d’environ 11 milliards de shekels.
Quant au Premier Ministre Benjamin Netanyahu, à Bennett et au reste des partisans de l’annexion, nous avons déjà appris que les faits et la réalité matérielle ne sont pas les critères de détermination de leur politique. En effet, Yehoshua note avec exactitude qu’il n’y a aucune probabilité d’un accord avec les Palestinians au cours du gouvernement de Netanyahu – mais il est impossible d’affirmer que la réalité matérielle est la raison de ceci.
Il y a longtemps en 1982, le Professeur Yehoshafat Harkabi, un ancien dirigeant des services de renseignement de l’Armée, écrivait : “Le danger d’une erreur nationale était inhérent à notre existence en tant que terre de vision, parce que la vision essaie de changer la réalité. Toutefois, l’importance de la vision, qui conditionne sa réalisation, est son réalisme, malgré le fait que même si la vision aspire à s’élever au-dessus de la réalité, ses pieds sont toujours placés dans cette réalité. Ceci est la différence entre une vision et un fantasme planant sur les ailes de l’illusion.”
La vision de l’état juif démocratique, qui est le fondement de la solution à deux états, est plus réaliste – même aujourd’hui – que la vision nationaliste-messianique à un état de Netanyahu et de Bennett. Seule la solution à deux états englobe en elle une vision morale. Ignorer la réalité existante et ses contraintes, dans l’espoir que les signes et la vision façonneront une réalité différente, est une recette éprouvée de dégradation et d’une évolution dangereuse en direction d’un désastre.
Shaul Arieli
Collaborateur d’Haaretz
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT de l’AFPS sur les prisonniers